Depuis son annonce en août dernier, le tout premier jeu des espagnols de Nomada Studio aura su tirer son épingle du jeu, notamment grâce à une direction artistique qui semble venue des cieux, et que l'on doit mettre au crédit de l'artiste Conrad Roset. Mais passée la surprise initiale, GRIS parviendra-t-il à proposer suffisamment de bonnes idées pour se hisser au niveau des plus grands ? Réponse dans quelques paragraphes nébuleux, garantis sans spoil ni OGM.

Before the beginning

Quel que soit le biais par lequel le platformer de Nomada Studio est parvenu jusqu'à vous, il est tout simplement impossible de passer outre les renversants visuels qui dessinent vidéo après vidéo les contours d'un univers saisissant, plus proche du film d'animation européen que du jeu vidéo. Inutile d'y aller par quatre chemins, puisque tous les extraits avec lesquels vous avez déjà pu vous rincer l'oeil sont directement issus du jeu, sans la traditionnelle déperdition qui accompagne souvent les vidéos sur-bodybuildées pour envoyer du pâté.

Dans GRIS, le style caractéristique de Conrad Roset donne vie à un univers onirique, dont la finesse du trait souligne la fragilité, et pour cause. Métaphorique et symbolique à souhait, l'aventure sans paroles qui se dévoile en l'espace de quelques heures profite pleinement des aquarelles aux doux accents psychédéliques de l'artiste espagnol. Alliant intelligemment le fond et la forme, GRIS ne dévoilera que progressivement ses aplats de couleurs, comme une montée en puissance chromatique qui trouve son apogée dans les dernières minutes de l'aventure. Le joueur découvre ainsi petit à petit les subtilités visuelles de cet univers hors du commun, qui oblige à savourer son rythme et son découpage.

She's gonna set you free

C'est sans doute le même souci de cohérence qui aura conduit à choisir un artiste dont le travail traduit une obsession certaine pour la femme, son corps, son visage, puisque la légèreté du visuel s'incarne dès les premières secondes sous les traits d'une jeune fille dont le destin bascule, alors que sa voix lui échappe, et qu'elle entame un voyage intérieur vers la rédemption. Si aucune parole ou fenêtre de texte ne vient casser une narration essentiellement basée sur l'observation, la recherche des couleurs donne à notre héroïne une bonne raison d'aller de l'avant, puisque l'arrivée de ces dernières enrichit les différents environnements, mais dévoile également des éléments jusqu'alors invisibles.

Il ne faut d'ailleurs sans doute pas chercher à trop intellectualiser l'aventure, qui conserve malgré sa dimension artistique certaine une structure de jeu vidéo. S'il vous revient de trouver la route à suivre, le level design de GRIS se révèle assez intelligent pour donner une sensation de labyrinthe dans lequel le joueur ne se sent paradoxalement jamais perdu. Ce qui s'apparente ici à la direction de la photographie fait preuve d'une véritable ingéniosité pour vous laisser trouver par vous-même le bon chemin, quand bien même l'architecture souvent démesurée enivre jusqu'au tournis. Le jeu use et abuse des zooms et dézooms pour procurer une sensation d'immensité rarement vue dans un jeu vidéo.

Less is more

C'est que la route vers la rédemption est longue, mais pas forcément parsemée d'embûches : très minimaliste durant sa première heure de jeu, GRIS prend son temps pour dévoiler à un rythme maîtrisé mais continu ses nombreuses mécaniques. Oscillant la plupart du temps entre plate-forme et puzzle, le jeu emprunte avec intelligence aux pointures du genre, pour proposer une palette d'actions restreintes, mais aux possibilités multiples et parfois insoupçonnées. Si nous éviterons de dévoiler ici toutes les capacités qu'il faudra progressivement combiner pour progresser, elles permettent toutes de jolies trouvailles de gameplay qui nécessiteront souvent un temps d'observation certain. C'est d'ailleurs l'une des caractéristiques de GRIS : vous laisser perplexe et passablement coincé alors que la solution s'avère d'une déconcertante évidence.

Jusqu'à son superbe dénouement, GRIS enrichit avec brio sa formule sans jamais céder aux sirènes du recyclage : à l'instar des meilleures productions d'un certain fabricant de consoles, les bonnes idées ne sont jamais essorées, mais enrichies et cumulées avec beaucoup de soin. Ce sont d'ailleurs ces capacités, peu nombreuses mais toutes savamment étudiées, qui vous permettront d'ouvrir de nouvelles voies là où vous pensiez avoir fait le tour de la question. Il faut d'ailleurs saluer d'un grand coup de galurin la performance conjointe des graphistes et level designers, qui parviennent à proposer une lisibilité permanente au sein d'environnements d'une complexité visuelle qui aurait très facilement pu virer au drame. Votre héroïne croisera également sur sa route quelques compagnons, étudiés jusque dans leur apparition, et avec lesquels un lien fort se tissera, quand bien même aucun mot n'aura été échangée.

Free bird

C'est d'ailleurs dans ce mutisme que le jeu de Nomada Studio puise une partie de ses forces : dépourvu de tout élément qui viendrait troubler la quiétude de ce chemin de croix, l'aventure se raconte à travers ses décors, qui distillent petit à petit de précieux indices sur sa symbolique, mais aussi grâce à sa superbe bande-son. Composée par le trio Berlinist, la musique laisse pleinement s'exprimer tous les riches timbres que permettent le violoncelle, lorsque le coeur se serre, le piano, pour s'envoler vers une brève forme de légèreté, ou l'orgue porté par des choeurs (toujours féminins, cela va sans dire) lorsque l'action vire au drame. Le trio joue d'ailleurs symboliquement sur la dissonance lorsque l'héroïne s'aventure sur les constellations qu'il vous faut collecter, à dessein... La variété des compositions s'accorde parfaitement avec les nombreuses montées et descentes émotionnelles qu'offre GRIS, n'hésitant pas à saturer l'espace de sons, pour mieux souligner le brutal silence qui s'ensuit.

C'est que l'aventure, savamment dosée, enchaîne les grands écarts dans tous les sens du terme, tant et si bien qu'il faut parfois poser la manette quelques secondes pour digérer certains passages d'une formidable intensité. La beauté de certains environnements est parfois bouleversante, comme l'arrivée dans la forêt et la confrontation qui lui succède. La mise en scène minimaliste se laisse ainsi porter par sa puissance visuelle évocatrice, jusque dans ses derniers instants : à moins de s'être forgé un coeur dur comme la pierre, difficile de rester insensible à cette déferlante d'émotions qui prennent à la gorge sans jamais prévenir. Certains verront sans doute dans la répétition de quelques décors une certaine forme de redondance, et ce malgré la variété du propos durant les cinq à six heures nécessaires à son accomplissement. Mais la démesure du jeu ne se dévoilera que progressivement, justifiant même une seconde lecture, forcément moins contemplative.