L'histoire n'est finalement plus si singulière en 2018 : codé en quatre petits jours à l'occasion d'une Game Jam, Celeste fait partie de ces titres comme Goat Simulator ou Superhot qui dépasseront finalement le cadre d'une convention entre codeurs pour émerveiller au-delà de son premier cercle d'aficionados. Et si le premier jeu commercialisé de Matt Makes Games - un certain TowerFall - avait suivi le même cheminement, rien n'indique pour autant que la mayonnaise puisse prendre deux fois de suite...

Là-haut sur la montagne

À l'origine, Celeste prenait la forme d'un jeu de plate-forme à la progression verticale, dans lequel le joueur devait user du traditionnel dash pour atteindre un sommet, non sans ramasser quelques fraises au passage, histoire de scorer un peu. Partant de ce petit concentré de gameplay, Matt Thorson a semble-t-il souhaité viser un peu plus haut que le simple toit du monde, en enrichissant à peu près tout ce qui pouvait l'être. Celeste, dans sa version commerciale, prend donc évidemment la forme d'un platformer (très) exigeant, mais réussit à tutoyer les sommets de la perfection en offrant au joueur un voyage d'une profondeur inégalée, sans jamais négliger le moindre détail.

Aux commandes de Madeline, la tâche s'annonce au départ des plus simples : le joueur se voit dès le début de l'aventure regarder vers le sommet de la montagne Celeste, à laquelle son avatar fait face. Après tout, a-t-on véritablement besoin d'un développement alambiqué pour enchaîner les niveaux par dizaines ? Edmund McMillen nous a prouvé que non à de nombreuses reprises. Et si je prends la peine de mentionner l'affable barbu, c'est parce que Celeste s'inspire très largement de ses récentes productions, pour offrir des phases de plate-formes millimétrées et souvent invraisemblables à première vue. Mais comme dans The End is Nigh ou Super Meat Boy, la patience et la répétition viendront à bout des plus horribles tableaux.

Madeline de Proust

Si l'ascension de Madeline vous obligera dans un premier temps à maîtriser son unique dash, le jeu prend un malin plaisir à complexifier la palette d'actions réalisables manette en main, en variant souvent jusqu'à l'infini les expériences. Enrichie depuis la Game Jam qui l'a vu naître d'un grip qui permet également d'escalader les parois verticales, Celeste nous prouve s'il était encore nécessaire de le faire qu'un level design ingénieux renouvelle les plus simples des mécaniques. Les habitués du genre seront dans un premier temps comme à la maison, puisqu'il conviendra d'enchaîner des wall jumps suivis de dashs multi-directionnels pour éviter les pics mortels et autres gouffres toujours synonymes de mort instantanée.

Mais parce que la meilleure des recettes finit par lasser les plus fins gourmets à force de répétition, Celeste n'oublie pas de constamment se réinventer. Chacun des mondes suivants introduira en effet une ou plusieurs variantes et mécaniques nouvelles, offrant ainsi un émerveillement continu et un challenge sans cesse renouvelé. Aux côtés des traditionnels bumpers viendront peu à peu s'ajouter les plateformes mobiles et dirigeables, les propulseurs automatiques, interrupteurs élémentaux et quantité d'autres surprises que nous préférons vous laisser le loisir de découvrir par vous-mêmes.

I Wanna be the Girl

La volonté de constamment proposer de nouvelles choses permet à Celeste de dévorer le temps qui passe sans vergogne : en mariant ses mécaniques plutôt classiques avec de nombreux éléments ajoutés au fur et à mesure, la recette se complexifie à chaque tableau, et vous obligera à puiser toujours plus loin dans vos réflexes de joueurs. Aussi mignon soit-il, Celeste ne vous fera d'entrée de jeu aucun cadeau, allant jusqu'à vous inviter à vous moquer du compteur de mort qui ne fera que grimper pour rapidement atteindre les quatre chiffres.

Il faudra être allé à la bonne école ou s'armer de courage pour traverser sans encombre les sept niveaux principaux qui structurent l'ascension de Madeline. Mais cette première lecture n'est que le pin qui cache la forêt de conifères : gavé à ras-bord de contenu plus ou moins optionnel en fonction de vos objectifs, Celeste réserve un défi aussi diabolique qu'indispendable pour ceux qui souhaiteraient en voir le bout. En plus des fraises volantes (héritées du prototype également caché quelque part dans le jeu...), chaque niveau peut se rejouer en mode hardcore grâce aux b-sides qui se débloquent en mettant la main sur une cassette bien cachée. Vous n'en avez pas assez ? Attendez-donc de voir ce que le jeu réclame pour accéder à son ultime challenge...

Heureusement, Matt Thorson sait parfaitement ce qu'il en coûte de recommencer plusieurs dizaines de fois la même phase, et Celeste vous donne toutes les clés pour réussir en réinitialisant à la frame près son timing, même si l'on aurait apprécié de bénéficier de plus de précision au stick, lorsque vient l'heure d'enchaîner les dashs sans s'arrêter. Mais pour ceux qui souffriraient d'engelures ou qui serait effrayés par l'ampleur de la tâche, le jeu propose en sus un mode "Assisté", qui permet notamment de ralentir le déroulement de l'action, de devenir invincible, ou carrément de zapper des chapitres entiers de l'aventure.

Decompression Period

Mais nous ne saurions que trop vous déconseiller l'usage d'un tel mode, tant il fait passer à côté de l'intérêt de Celeste, mais également de son propos. Rien que ça. En effet, la difficile ascension de Madeline se révèle au fur et à mesure de moins en moins concrète, pour finalement embrasser une forme métaphorique insoupçonnée. En escaladant ce monstre naturel né de la tectonique des plaques, Madeline se retrouve finalement confrontée à elle-même, et doit faire face à la part la plus sombre de sa personnalité. Et c'est à ce moment-là que le jeu prend une hauteur phénoménale, en abordant sans crier gare et avec une très belle plume un sujet de fond, encore rarement évoqué dans le jeu vidéo.

Les quelques protagonistes qui croiseront la route de Madeline aideront le joueur à lire entre les lignes et à comprendre petit à petit ce qui ronge la jeune femme de l'intérieur. Celeste n'est pas qu'un sublime jeu de plate-forme, il parle également de cette peur qui nous empêche d'aller de l'avant, de ces barrières mentales si difficiles à franchir et de la nécessité de faire face aux pires des démons : les siens. Cette dimension psychologique propulse alors Celeste dans les hautes sphères, alors même que la science s'interroge sur effets de l'altitude sur notre moral. Jusqu'au bout, le jeu filera la métaphore d'une si belle manière que l'on ressortira bouleversé et touché au plus profond par ce voyage hors du commun vers la rédemption et des lendemains plus tolérables.

Ain't no Mountain High Enough

Mais aussi prenante la narration soit-elle, elle n'aurait sans doute pas eu la même portée et une telle intensité si Celeste n'était pas constamment porté par une réalisation hors du commun, qui fait preuve du début à la fin de l'aventure d'une remarquable justesse. Visuellement, le jeu se place dans le haut du panier de ce qui peut actuellement se faire en termes de pixel art : la quasi-totalité des environnements sont à couper le souffle, et les teintes toujours justes des décors s'accordent progressivement avec le conflit interne qui occupe Madeline, une véritable leçon de cohérence d'une subtilité rare. Très représentatif dans ses débuts, Celeste se permet dans ses dernières heures d'envoyer valser les conventions qu'il a lui-même mises en place, pour mieux soulager la force du chemin parcouru.

Et que dire de la bande-son composée par Lena Rain, si ce n'est qu'elle achève de nous transporter dans un tourbillon de sensations entremêlées, qui colle une fois de plus avec le propos intrinsèque de Celeste ? Quant à la part belle faite aux collaborations diverses pour remixer les thèmes principaux, elle est à elle seule une motivation suffisante pour trouver l'intégralité des cassettes en jeu. Il n'y a d'ailleurs qu'à écouter le premier B-side Forsaken City [Sever the Skyline Mix] ou l'instrumentation de Golden Ridge [Golden Feather Mix] - in love with a ghost se déliter au fur et à mesure pour s'en convaincre. Celeste parvient ainsi à se trouver une identité ô combien singulière, quelque part entre le talent insolent de Disasterpiece et le génie mélodique de Jake Kaufman, c'est vous dire...