Il y a une autre dynamique qui m'intrigue un peu. Certains décrient la mécanique des suites, dans le jeu vidéo. Pour autant, lorsqu'on crée des univers tels que Rapture, Columbia, puis qu'on boucle un jeu dans ces univers complexes de plusieurs couches, il semble qu'il reste beaucoup de place pour avoir plus. Prenons par exemple Dishonored, récemment : vous savez qu'ils ont fait tout un monde, et qu'en jouant à Dunwall on ne joue que sur...

... ce petit coin, oui...

... ce point sur la carte, oui. Alors on se pose des questions : "qui vit sur cette île là-bas ? Qu'est-ce que cache ce grand continent ?", etc. Quand on aime ces jeux, on a envie d'en voir plus, de rester dans ce monde après avoir vécu cette première histoire et d'en explorer d'autres. D'avoir donc des suites qui peuvent se tenir debout d'elles-mêmes, en quelques sortes. C'est un choix que vous n'opérez pas, semble-t-il...

Oui. Vous savez, BioShock Infinite fut un défi parce que... L'une des choses les plus fortes de BioShock, c'était sa nouveauté, son étrangeté, lorsqu'il est sorti. Et, vous savez, c'est un peu comme Die Hard : à mon troisième Die Hard, je me dis "il se retrouve à encore tomber sur un autre groupe de terroristes ?". Alors on s'est mis à réfléchir avec l'équipe, "et si BioShock signifiait Rapture et rien d'autre ?" - et [avec Infinite] je pense que vous pouvez le voir dès le début : c'est tout à fait un jeu BioShock. Ce serait malhonnête de notre part de dire que c'est autre chose. Mais je crois que la définition d'une suite est assez étroite...

Oui, c'est bien ce que j'essaie de dire, en fait : par définition ces mondes laissent de la place pour plus. D'une manière intéressante, pas dans la logique ordinaire "industrielle" d'une simple suite.

Exact.

Pas spécialement d'un point de vue gameplay, mais plutôt des histoires qu'on peut y concevoir. Ce sont des mondes remplis d'histoires qui ne sont pas racontées. Et qui laissent un vide chez ceux qui aiment ces mondes.

C'est une des problématiques. C'est pour ça qu'on se retrouve à parler de la jaquette, et de ce genre de choses : ces jeux coûtent très cher. On n'est pas comme un George RR Martin écrivant un bouquin, juste un type avec une machine à écrire. On peut parler de la profondeur de son monde... je veux dire ce n'est pas comme si ses mondes n'étaient pas profonds... Mec ! Wow ! (se faisant la réflexion à lui même, ndlr) "Je n'ai pas nécessairement besoin d'apprendre des trucs sur ce blason... " mais pour les fans, et j'en suis un... je suis sur son dernier bouquin en ce moment. Il peut vous faire mariner dans ces détails. Parce que le coût de ces détails est relativement bas. Alors que Columbia... je vous garantis qu'un jeu BioShock coûte plus cher à faire que, non seulement n'importe quel bouquin de Georges RR Martin, mais tous, ne serait-ce qu'en termes de jours/homme. Peut-être même que tous les bouquins de fantasy réunis ! C'est un processus très coûteux. Très sensible au passage du temps également. Si ce jeu sortait dans trois ans, les consoles n'auraient même plus de sens, ou en tout cas pas celles-ci.

Quand j'ai fini BioShock, j'ai eu des problèmes similaires à ce qu'on pourrait appeler une dépression.

Donc, c'est juste en fait un calcul difficile. Parce qu'un bonne partie de l'intérêt qu'on leur porte vient de leur nouveauté, et de la réflexion qu'on engage pour les fabriquer. Harvey [Smith, co-creative director de Dishonored, ndlr] est un type qui réfléchit, vous savez. Je ne crois pas qu'il puisse en pondre un chaque année. Et j'aime à penser que l'équipe avec laquelle je travaille est une équipe qui réfléchit : je ne les vois pas balancer autant chaque année. Du coup vous en avez moins, mais avec un peu de chance, c'est aussi quelque chose qui résonne plus, du coup.

Oui, c'est en effet une part importante de la magie de ces jeux. Mais quand on voit justement les efforts, la réflexion, le soin qui sont investis dans leur réalisation, il y a comme une idée de gâchis à voir tout ce qui peut être produit pour ces mondes et finalement jamais exploité.

Oui, c'est sûr. Vous savez, quand j'ai fini BioShock, j'ai eu des problèmes similaires à ce qu'on pourrait appeler une dépression. Je me suis tellement investi qu'un mois après que le jeu fut sorti, je me suis retrouvé à tomber dans cette profonde déprime. Parce que je passais tout ce temps à le développer. Et c'est pareil ici... vous savez, Courtney (Draper, ndlr), qui fait la voix d'Elizabeth est avec nous à côté, et elle joue au jeu avec son copain. J'ai passé tellement de temps avec eux, à développer ce jeu, ces personnages, passer au travers de toutes ces étapes, et puis... et puis c'est fini. Ca ne fait plus partie de votre vie de la même manière. Ce sera toujours une part de vous, Rapture sera toujours un morceau de ma vie, mais pas de la même manière. Columbia sera toujours une part de ma vie. Elizabeth sera toujours une part de ma vie. C'est bizarre : vous construisez ces relations intenses et puis, d'un coup, elles ne sont plus. C'est probablement pareil pour un joueur quand il le joue, d'ailleurs. Je sais que moi, par exemple, quand j'attends un film pendant longtemps, il arrive, et hop, c'est fini.

Oui, et tout d'un coup, c'est déjà passé.

Oui, en particulier quand vous attendez quelque chose pendant longtemps. Alors pour un film de deux heures... Mais, que peux-t-on faire d'autre ?

Ceci clôt notre entretien avec Ken Levine... place à Drew Holmes à présent !