Nous sommes nombreux à nous poser cette autre question : au fur et à mesure du développement, Elizabeth a changé maintes et maintes fois... pourquoi ?

Je crois juste qu'elle a changé de façon visible [pour les gens], mais [en fait] tout a changé. Presque tout change souvent au cours d'un développement. En particulier quand on le montre. On l'a d'ailleurs montré un peu plus tôt que ce qu'on aurait voulu, parce qu'on était inquiet d'une fuite, on avait peur que ce sur quoi on travaillait puisse sortir. Si les gens avaient entendu que c'était un jeu BioShock, leurs attentes auraient été fixées par ça. Pour eux ça aurait été Rapture, et il eût été difficile de s'en sortir. Donc on a dut le dévoiler un peu plus tôt que ce qu'on aurait aimé. Mais c'était nécessaire. Il s'agit donc plutôt du produit de votre accession au processus, la manière dont ont fait tout, assez tôt. Les choses évoluent, changent. Un jour on la regarde, et on se dit "est-ce que c'est ce que c'est la meilleure version qui puisse être ?" ... et si la réponse est "je n'en suis pas sûr", ou "non", c'est qu'on a du pain sur la planche. Mais tout dans le monde du jeu, tout dans le jeu, change. Tout.

Un jour on la regarde, et on se dit "est-ce que c'est ce que c'est la meilleure version qui puisse être ?" ... et si la réponse est "je n'en suis pas sûr", ou "non", c'est qu'on a du pain sur la planche.

C'est vraiment aussi simple que ça ? Parce qu'à l'évidence, quand on travaille sur ce genre de projets, on itère tout énormément...

Enormément.

Mais j'imagine donc qu'au bout d'un moment il devient quasiment impossible d'avoir le recul nécessaire par rapport à sa création. Impossible de voir clairement et donc de répondre à cette question.

C'est uuuultra difficile ! Ultra difficile. On a un type au studio, Bill Gardner, qui est d'ailleurs avec nous aujourd'hui, qui est très très bon pour... moi même j'essaie de l'être, je me débrouille bien, mais lui est le meilleur du studio pour voir à travers les yeux du gars qui rentre dans un GameStop... ou je sais pas ce que vous avez en France, Game ?

Game, oui. Enfin pour l'instant encore...

(rire) ... donc, pour avoir le regard de cette personne. Et en fait, il a vu Elizabeth. Vous avez vu sa première tenue, n'est-ce pas ?

Oui.

Elle en a plusieurs dans le jeu. Elle a toujours eu une version ou une autre de la tenue bleue. Mais il y en a eu beaucoup, et Bill venait me trouver, après qu'on eût gardé Elizabeth inchangée pendant longtemps, pour me dire : "je ne crois pas que ce soit le look qu'il lui faut pour les premières heures de jeu". Et je me suis écrié : "mon Dieu, t'as complètement raison. Ca n'envoie pas le message qu'on veut envoyer à son propos, c'est à côté de la plaque". Parfois, il faut donc que quelqu'un fasse un pas en arrière, et c'est dur quand on est dans une équipe de développement, parce qu'on l'a eu sous le nez pendant longtemps. Mais il faut se forcer. Et c'est là que réside l'utilité de le montrer aux gens. On a eu des gens qui jouent au jeu depuis longtemps maintenant et c'est douloureux, presque... Vous savez, les niveaux que vous avez joués, quand eux y jouaient, ils n'étaient pas aussi... solides, c'était trop tôt. Il nous a fallu apprendre de nombreuses leçons. Mais si vous n'apprenez pas ces leçons... Ces gens dont je parle, ce ne sont pas de gros focus tests organisés, hein, mais des amis, la famille, juste une petite forme de focus testing. Il faut juste les regarder jouer à votre jeu, et vous apprenez tant de leur expérience, vous écoutez ce qu'ils en pensent, et parmi les choses que vous entendez il y a des trucs fous... sauf que ce n'est pas fou, c'est simplement leur expérience. Des gens décrivaient le début en disant : "j'ai voyagé dans le temps jusqu'à la révolution américaine". Et nous on se fait : "hein ?" (rires).


Les toutes premières secondes de la séquence d'ouverture du jeu, en pleine mer, avec un phare planté au milieu des flots à l'horizon.

Alors on prend un peu de recul, et on se dit "peut-être que je ne devrais pas mettre un compte à rebours". Parce qu'il y avait un compte à rebours du lancement de la fusée, qui est là pour signifier que... bin, vous êtes probablement dans une fusée. C'est aussi une opportunité de mettre un truc inquiétant, accompagné de sons bizarres, vous avez donc un double avantage. Et je n'aurais jamais pu penser que ça ferait croire à quelqu'un qu'il a voyagé dans le temps jusqu'à l'époque de la révolution américaine. Mais... c'est une opinion valide, parce que c'est celle de quelqu'un. Et nous avons entendu ça assez régulièrement, que les gens ne comprenaient pas ça. Les gens ne comprenaient pas un paquet de choses. Mais si j'ai un seul... enfin j'ai beaucoup de défauts... mais si j'en ai un en particulier, en tant qu'auteur, ce serait probablement la tendance à opacifier plutôt qu'éclaircir, parfois. Parce que pour moi, il faut révéler juste assez pour que le public comprenne, mais pas plus. Parce que quand on va au-delà, on perd en quelques sortes son temps. Du coup, le point de départ quand je travaille, ce n'est pas l'évidence, mais l'obscur.

Il faut révéler juste assez pour que le public comprenne, mais pas plus.

Et on est restés du côté "opaque" de l'échelle pendant longtemps, et des problèmes se manifestaient, les gens ne comprenaient pas. Alors la question se pose : "qu'est-ce qu'on fait avec ci ? Qu'est-ce qu'on fait avec ça ?". On en parle, on essaie des trucs, parfois ça marche, parfois pas, puis on le présente à d'autres personnes, et une bonne partie de tout ça revient à jouer aux devinettes. J'ai changé tout un paquet de trucs avec la narration d'Elizabeth avant même que qui que ce soit ne la voie, parce que j'ai eu une ou deux petites indications des réactions que les gens auraient et j'ai tenté de "deviner". Et c'est très intéressant parce que ces changements ont eu lieu tellement pour le meilleur ! Je crois. Je n'ai même pas eu le temps d'un cycle de retours complet, donc il a fallu tenter au hasard de deviner ce qui les dérangeaient. Parfois ça marche, parfois vous tentez de deviner et vous vous plantez, et ils continuent de ne pas aimer.

A quel point cela peut-il vous frustrer, de ne pas voir quelque chose passer auprès des joueurs ?

Je crois que ça fait assez longtemps que je fais ce métier pour savoir que ça fait juste partie du jeu. Parfois, on a un coup de chance et on réussit du premier coup, mais généralement, les grands jeux sont faits par de bonnes équipes qui itèrent. Et je crois que c'est tout. Je ne pense pas qu'il y ait d'autre manière de le faire. J'aimerais bien en connaître une, pouvoir faire plus vite, mais l'itération, pour moi, est vraiment la meilleure méthode. Et quand j'observe ce qui m'entoure, j'ai de la chance : je travaille pour une société qui est compréhensive, de Rockstar à Take Two, qui est la maison mère, ils croient en la mise en avant de la qualité des jeux et si vous parlez à la plupart des bons développeurs vous aurez la même réponse. Il faut itérer.