Avec autant de profils de joueurs différents, ça doit être un cauchemar de ménager autant de manières que possible pour que ce lien se crée avec Elizabeth ?

Oui. Je peux parler avec un journaliste et dire : "le coeur de ce jeu est la relation entre Booker et Elizabeth dans cet environnement fantastique". Et pour quelqu'un qui s'intéresse vraiment au développement de jeux, vers où il s'oriente, c'est passionnant. Ca l'est pour moi. Mais pour quelqu'un qui veut juste acheter un jeu cool, avec des flingues et tout ça, ce n'est pas très attirant. Il faut donc trouver des manières de s'adresser à eux également, parce que le jeu offre également cette expérience. Le combat, comme vous l'avez vu... hé bien quand on avance un peu dans le jeu il peut devenir particulièrement dingue. Donc il faut trouver comment passer ce message, surtout pour ce genre de jeux. Parce que ce qu'ils sont n'est pas si clair que ça, si évident. Quand on achète Call of Duty, c'est très clair, vous savez ce que vous obtenez. N'importe qui peut comprendre ça.

Une des raisons pour lesquelles ces jeux ont lutté, financièrement, tient à l'inaptitude à communiquer aux gens le type d'expérience qu'ils allaient vivre.

Je crois que dans ce tout petit sous-genre, une des raisons pour lesquelles ces jeux ont lutté, financièrement (System Shock, Deus Ex, ou BioShock), tient à l'inaptitude à communiquer aux gens le type d'expérience qu'ils allaient vivre, sa puissance. Nous avons voyagé il y a deux ans, juste pour parler aux gens, échanger avec eux sur leur expérience de BioShock. On s'est retrouvé dans une frathouse (un club d'étudiants masculins, ndlr), sur un campus. Toute une pièce remplie de joueurs. Pas un seul d'entre eux n'avait entendu parler de BioShock. Aucun. Pour nous, pour un hardcore gamer, c'est bizarre, vu que BioShock est une marque relativement connue dans ce cercle. Mais pas un seul d'entre eux ne connaissait. Puis on leur a montré une vidéo du jeu. Et ils ont adoré. Il est clair qu'il y a un gouffre. J'essaie de prendre du recul. Ce qui m'amène par exemple à la réaction des gens par rapport à la jaquette qui très préméditée, très attendue. Nous savions que ça se passerait comme ça. Mais j'essaie de prendre ce recul, et quand j'observe la jaquette du premier BioShock, dans la peau de quelqu'un qui ne connaît pas la licence, qui n'en a jamais entendu parler... je me pose la question : "qu'est-ce que j'ai pour mes 60 dollars ?", tout en regardant la boîte. On dirait un jeu sur un robot et une petite fille. Je ne sais pas trop quoi y mettre, on n'y lit pas grand chose de plus, je ne sais pas exactement de quoi ça parle. Et en étant honnête, dès le départ - et ça peut se révéler frustrant pour certains joueurs - on sépare vraiment la manière dont on communique avec le joueur hardcore, au travers de forums, de twitter, de la presse, et la manière dont on communique avec les gens qui n'ont jamais entendu parler de BioShock. Et il est important d'avoir ces gens là aussi, parce qu'honnêtement, l'audience des seuls hardcore gamers ne peut pas soutenir... vous allez voir certaines licences...

... mourir ?

Oui. Parce qu'elles ne trouveront pas le soutien nécessaire. Pas parce que ce sont de mauvais jeux. Ce sont de super jeux. Je crois que ça tient en partie à la manière dont on exprime ce qu'ils sont auprès des audiences. Alors, oui, il y a une image assez directe sur la boîte [de BioShock Infinite], parce qu'une jaquette n'est pas faite à l'intention du hardcore gamer.


Le visuel de la jaquette originale de BioShock.

Parce qu'ils sauront déjà de quoi ça parle.

Exactement. Nous avons des choses prévues. Par exemple un des trucs que nous ferons (et qui a été plus ou moins lancé peu avant la publication de cette interview, ndlr), entre autres, est de proposer une masse de jaquettes alternatives, pour les gamers, qu'ils pourront télécharger, et imprimer, et ranger dans leur boîte. Depuis les trucs standard jusqu'aux concept arts barrés, tout une gamme, pour qu'ils puissent avoir la jaquette qu'ils veulent. Mais, honnêtement, la campagne marketing, l'argent qu'on dépense, sert à s'assurer qu'on puisse atteindre une audience en dehors de celle des hardcore gamers, pour que ce genre de jeu puisse continuer à être réalisé. Parce qu'il faut qu'on soit prudent à cet égard.

J'imagine que vous avez fait des playtests avec des gens ordinaires, je veux dire, qui ne sont pas déjà des hardcore gamers ?

Oui.

Quelles ont été leurs réactions à l'environnement, à la présence d'un duo comme pilier de l'histoire, ce genre de choses ?

la campagne marketing, l'argent qu'on dépense, sert à s'assurer qu'on puisse atteindre une audience en dehors de celle des hardcore gamers, pour que ce genre de jeu puisse continuer à être réalisé.

Il y en a toute une gamme. Certaines personnes, de la même façon que si vous me collez devant un match de foot, ça ne m'intéresserait pas, n'en pensent rien. Il n'y a aucune chance pour que ça m'intéresse, à moins d'une league mutante où je pourrais avoir des zombies, ce genre de trucs... Donc, bref, pour certains ce n'est juste pas leur truc. Ils ne comprennent pas, ça ne les intéresse pas. Pour les fans d'un genre, n'importe lequel... les réactions des hardcore gamers sont assez homogènes. Ils réagissent aux mêmes choses, les skylines, les armes, Elizabeth, et tout le monde réagit à l'environnement, tout particulièrement, vu comme l'équipe a fait un boulot extraordinaire là dessus. Mais passé la première "bosse", ça devient plutôt homogène. C'est bien de ça dont je parle : il y a cette "bosse" de compréhension à franchir. Je me souviens, et ça remonte à System Shock, c'est je crois ce qui m'a marqué... quand System Shock 1 est sorti (il s'interrompt encore, ndlr) je ne sais pas à quoi ressemblait la boîte en France ?

... Un visage, de mémoire, avec des gros yeux rouges...

Un visage un peu robotique ?

Oui...

Oui, c'est ça, donc c'est Rob Waters qui l'a dessinée. Qui est d'ailleurs l'artiste qui a fait ça (il désigne un visuel dans la salle, ndlr). Mais je me souviens avoir regardé cette jaquette, puis retourné la boîte pour y jeter un oeil... et j'adore les jeux Looking Glass, j'adore Ultima Underworld, et je me retrouve là, je n'ai aucune idée de ce que c'est. Et du coup je ne l'ai pas acheté au départ. J'ai attendu la sortie de la version CD, à un moment où j'avais entendu tellement d'éloges à son sujet que j'ai fini par l'acheter. Et c'est resté avec moi. A l'époque je n'avais pas d'argent, je ne savais pas vers quoi je m'engageais avec ce jeu. Et la boîte n'a pas vraiment bien fait son boulot. J'adore le boulot de Rob, mais que ce soit le dos, ou le devant, rien ne me donnait un sentiment tangible de savoir où j'allais. Quelle était l'expérience que j'achetais ?