Pouvez-vous vous présenter à nos lecteurs ?

Michel Koch (à gauche sur la photo) : Je suis co-directeur artistique sur Remember Me. J'ai commencé il y a dix ans comme illustrateur indépendant pour des couvertures de romans, bossé sur des illustrations de jeux de rôle - Vampire, l'appel de Cthulhu - et des jeux de cartes. Progressivement, je suis arrivé au jeu vidéo. J'ai travaillé sur des décors de Sonic Unleashed, sur R.U.S.E., sur EVE Online et j'ai rejoint Dontnod il y a quatre ans pour Remember Me.

Aleksi Briclot : Je suis un des cofondateurs du studio et co-directeur artistique sur Remember Me. Auparavant, j'ai travaillé dans le jeu vidéo, la bande dessinée, l'illustration, sur Spawn, sur les cartes Magic...

Vous êtes deux à travailler sur l'artistique de Remember. Comment se passe une collaboration de ce type ?

Aleksi : C'est un travail complémentaire. Michel nous a rejoints très tôt, il était là à partir des développements initiaux du projet. Il y a toujours eu un rapport d'échange qui pousse vers le haut. Au niveau humain et artistique, nous avons pas mal d'affinités. Nos compétences se complètent.

Michel : Exactement. Il y a l'idée que l'on peut rebondir sur les idées de l'autre. Ça a toujours été intéressant de travailler ensemble et d'en faire bénéficier la qualité du projet. Seul, on peut stagner sur une vision. Alors qu'à deux il y a un dialogue concernant les idées que l'on trouve cools ou qu'on pourrait rebosser un peu plus.

Quels sont les axes du développement artistique de Remember Me qui vous ont permis d'avoir une vision nette de ce que vous vouliez implémenter dans le jeu ?

Aleksi : Pour résumer, je dirais que le travail sur un jeu vidéo est itératif, collaboratif, avec plein d'avancées et d'échanges au niveau des corps de métier et des compétences. On ne peut pas arriver avec un dessin de vaisseau spatial en proclamant : "ça va être ça et tout le game design va se structurer autour". C'est un rebond permanent. Il y a d'abord eu le choix de la ville, la concentration sur le sujet, la mémoire. A la base, il y avait une donnée liée au nom de travail temporaire, Adrift, qui signifie "à la dérive". Il y avait toute une réflexion sur les dérives sociétales, géographiques, géopolitiques. Ces éléments ont été amoindris par la suite parce que nous nous sommes focalisés sur la mémoire. C'est devenu le noyau, le cœur de tout le projet. Notre démarche a été de faire coller au maximum le fond à la forme, d'être garants d'une vision forte, fédératrice et de réfléchir à une expérience de jeu centrée autour du game design. Il fallait créer un univers marquant et novateur.

Michel : L'élément le plus important, qui nous a guidés pour la création de l'univers et la direction artistique en général, c'était de proposer un univers de science-fiction crédible. Remember Me est un titre d'anticipation, pas du space opera ou de la fantasy. Comment faire pour qu'un monde cyberpunk et d'anticipation soit crédible ? On a travaillé sur cette approche, autant sur les environnements que concernant les personnages. Par exemple, Nilin, qui a connu nombre d'itérations. Au début nous avions des versions un peu trop space opera, trop combinaison spatiale qui ne permettaient pas de lien avec le joueur. Si vous regardez son design final, elle a des éléments très SF, comme le gant avec le Spammer, ses bottes qui sont comme une armure de combat. Mais l'ensemble est lié à une veste, un t-shirt et un jean qui sont assez intemporels. Le jean a plus de cent ans et on en porte toujours. En 2084, je pense que ce sera encore le cas. On a une sorte de porte d'entrée pour un personnage à la fois futuriste et familier, que le joueur pourrait potentiellement connaître. L'idée était de trouver les éléments crédibles que l'on souhaitait conserver. Paris est une ville qui a beaucoup d'histoire et l'on souhaitait garder les vieilles pierres, les sculptures, les bâtiments haussmanniens, les stations de métro. Tout en cherchant comment les futuriser et créer le contraste entre l'actuel et la science-fiction.

Aleksi : Le gros du travail était de trouver le bon équilibre, profiter de cette ville qui a un passé et ne pas travailler sur un Paris ex-nihilo, un peu froid, synthétique, auquel on ne croirait pas. Une cité existante à laquelle on rajoute le travail d'anticipation sans pour autant proposer une thèse scientifique. On fait un jeu avant tout, il faut que cela reste du divertissement. Il y a quota de gigantisme, les robots, les bâtiments, que l'on a aussi envie de voir en tant que spectateurs. Il nous a fallu prendre un peu de distance sur le plan artistique pour rajouter différentes strates par-dessus les éléments crédibles.

On a pu voir que le personnage de Nilin a sacrément évolué depuis les premières ébauches. D'une petite rousse un peu Lilou on est passé à une métisse. Qu'est-ce qui a motivé ces changements dans son design ?

Aleksi : Premier point : ça a toujours été une femme depuis le début. Cela s'est imposé à nous naturellement. Notre première héroïne était caucasienne et avait un look complètement différent. Une des versions sur lesquelles nous nous sommes stabilisés était en rapport avec l'élément liquide. Elle était capable de se balader sur l'eau au moyen d'un véhicule. Mais ce pan de travail a été complètement abandonné pour se focaliser sur la mémoire. On se serait perdus à batailler sur trop de chantiers différents. La seconde mouture a laissé rapidement apparaître une métisse. Le métissage est une réflexion sur le monde, la mixité. Il y a un message quelque part, d'ouverture par rapport à l'industrie du jeu vidéo. Un personnage féminin et métisse, il y a une part de risque, une envie de chambouler les codes établis, d'apporter du sang neuf.

Michel : L'idée c'était vraiment qu'un joueur ait l'idée qu'il pourrait croiser cette fille dans la rue et qu'en regardant plus près il voit les détails de SF.

Aleksi : J'en profite pour revenir sur détail : le travail symbolique au niveau des couleurs, que j'aime beaucoup, qui peut nourrir la créativité. C'est comme utiliser un référent graphique, un symbole qui va alimenter de façon légère ou très poussée le reste de la production. Par exemple, le logo du jeu, le choix que nous avons fait pour symboliser la mémoire, ou plutôt un souvenir digitalisé. C'est ce petit cube orange entouré d'une barre de chargement. Dans le jeu, le référent choisi est ce cube. C'est une petit boîte, un pixel porté en 3D, un voxel, associé à la couleur orange qui est chaleureuse. La mémoire est quelque chose d'intime, de profond, d'intense. Ce cube est un élément récurrent - attention, on en balance pas partout genre apéricubes - qu'on peut retrouver dans des textures basiques. Et puis il y a aussi un travail sur le noir et le blanc, qui a une relation avec le background du jeu. Mais je ne peux pas en dévoiler plus au risque de spoiler. Nilin a un gant blanc et un autre noir, qui se complètent. Il y a un côté Yin et Yang, une mixité. Les éléments noir, blanc et orange ont irrigué le design du personnage, on retrouve la palette chromatique sur la veste. Et même dans le cœur du jeu. Pour chaque niveau, nous avons essayé d'attribuer une couleur dominante spécifique, de proposer un panel relativement large. Plus on avance, plus il y a un rapport entre ces couleurs, une dualité qu'on essaye d'exacerber. C'est un outil qui nous aide à aller dans le sens de la courbe dramatique et à induire de façon inconsciente un état d'esprit chez le joueur.

Et concernant la cicatrice au-dessus de la lèvre de Nilin, il y a une explication particulière ?

Michel : Si on vous en parle, on risque de spoiler certaines choses.

Quels sont les jeux qui vous ont le plus ébloui dernièrement en termes de direction artistique ?

Aleksi : Je ne suis pas joueur hardcore. Surtout depuis que je suis plus impliqué. Il y a une dimension passionnelle mais aussi professionnelle qui fait que j'ai parfois analysé les jeux façon "Recherche & Développement", en zappant complètement l'histoire parce que je m'attardais sur des textures ou que je travaillais à côté. Je dirais d'abord Portal, avec un travail super intelligent sur la stylisation qui va de pair avec le fond, le propos. Je ressors de ce jeu, j'ai l'impression d'être intelligent. Dishonored, aussi, m'a beaucoup plu : cocorico, un studio français qui a fait un super jeu.

Michel : Dishonored aussi, pour ma part. Et Journey, que j'ai trouvé simplement superbe, l'impression de regarder des concept arts animés. L'ambiance est parfaitement maîtrisée, on rentre facilement dedans. Dernièrement, j'ai beaucoup aimé Bioshock Infinite. La gestion de la lumière, des couleurs, la crédibilité de l'univers...

Aleksi : Dans un registre complètement différent, je dirais LittleBigPlanet. La direction artistique et l'ensemble de l'univers sont absolument fabuleux.

Finissons par deux questions toutes bêtes : qu'est-ce qui selon vous est le plus français dans Remember Me ?

Aleksi : Je vais faire une réponse un peu bateau : un petit peu tout. Le studio Dontnod est situé à Paris et puis ça a été une longue bataille avec mes associés, par rapport à l'industrie du jeu vidéo, la période de crise, la fuite des cerveaux vers les studios étrangers. Quand j'étais plus jeune, j'avais l'impression que pour travailler sur des projets ambitieux, il n'y avait que les structures outre-Atlantique. Le fait de vouloir rester à Paris, alors qu'il y a probablement des avantages financiers ou structurels dans d'autres contrées... Je n'ai pas envie de tomber dans le chauvinisme bas du front mais je trouve qu'il y a un truc cool. Pour revenir à la question, je dirais que tout ce qui touche au studio est très français.

Michel : Comme il a tout dit, je vais dire les pigeons ! Ils sont très français dans Remember Me. Parce qu'ils font caca partout, comme les nôtres. Plus sérieusement, la ville, même si elle a évolué vers quelque chose de plus international, reste très française.

Et comment voyez-vous personnellement Paris en 2084 ?

Aleksi : Ca fait des années qu'on travaille dessus alors je vais dire : comme dans Remember Me !