Yop tous !

"C'est toi qui t'occupes de ça ? Mais ça doit être le pied, veinard !" La réaction est toujours la même. Quand un collègue vient au bureau avec un gamin ado, quand je croise les enfants des copains, quand les stagiaires étudiants débarquent, le coup du "responsable de la rubrique jeux vidéo" les fait invariablement rêver. Parce que voilà, je suis journaliste généraliste certes, mais je m'occupe depuis maintenant pas mal d'années de cette thématique loisirs dans mon canard régional. D'abord pigiste, puis rédacteur collaborateur, j'ai aujourd'hui la charge de la chose avec un collègue et quelques coups de main extérieurs - dont l'ami Dopamine - et on essaye de faire en sorte, avec nos petits moyens, de rendre notre boulot aussi attractif et vivant que possible, en évitant soigneusement d'entrer en collision avec les "spécialistes" qui font ça bien mieux que nous. Notre formule ? Rencontres avec des développeurs et sujets transversaux occupent notre page "print" mensuelle, en plus des inévitables tests que nous réservons à la partie web de notre activité. Le pied ? Oui et non, je vais essayer de vous expliquer pourquoi.

 

"Journalistman" Origins

Parler de jeux vidéo, ce n'est pas un truc qui s'improvise sur un coup de tête matinal. C'est une affaire de culture générale avant tout. Un jeu, c'est un instant "T" dans une histoire qui lui donne un sens et une direction. Alors mieux vaut connaître le contexte. Moi, j'ai bientôt quarante balais, et j'ai donc eu la chance de baigner dans cet univers alors que je savais à peine marcher. Mes parents ont eu le bon goût de me confronter à la chose dès que j'ai su lire et écrire - ce qui ne m'a jamais empêché de dévorer les bouquins, d'ailleurs - et j'ai vu passer à la maison à peu près tout ce qui se fabriquait dans le genre au fil des années. Atari 800 XL et VCS 7800 ont débarqué, d'abord, pour me faire découvrir cet univers (je joue encore à Bristles et Pitfall I), puis les game and watch ont  suivi en série pour m'empêcher de brailler dans la bagnole quand on descendait vers le sud pour les vacances d'été. Les choses sérieuses sont venues avec la bataille SEGA/ NINTENDO. Chez nous, on a choisi la Master System plutôt que la NES - mes parents s'étaient entendus avec ceux de mon meilleur copain de l'époque pour qu'on puisse s'échanger les jeux -, et c'est logiquement la Megadrive qui a suivi quand il a fallu passer aux 16 bits (elle était soigneusement cachée dans le placard en attendant Noël, mais elle a tourné en secret  avec le shmup Curse bien avant de se retrouver sous le sapin). Cette Megadrive a marqué un tournant dans mon approche du jeu. La machine était japonaise parce que l'import, à l'époque, prenait un sens tout-à-fait particulier sur des machines zonées. Je ne parle même pas du 60hz qui vous permettait d'éviter les fameuses bandes noires qui bouffaient une partie des écrans CRT sur les consoles européennes. Toujours est-il que je suis devenu exigeant à partir de cette machine, qui allait inaugurer la fameuse distinction jap/US/euro, qui eut cours surtout sur les 16, 32 et 64 bits.

Curse, c'est mon shmup chouchou de la megadrive.
Mais jamais sorti en France...

Les NES et Super Nes ont fait quelques escales au foyer, en général prêtées par des copains. Les PC Engine sont venues plus tard. Parallèlement à tout cela, le PC tournait depuis l'ère du Olivetti M23, en CGA (quatre couleurs) s'il vous plaît, ce qui me permettait de déguster en connaisseur les merveilles de Lucasarts et de Sierra.  Mais à l'époque, j'avais surtout les yeux de Chimène pour la Neo Geo, que j'ai fini par imposer aux parents, décidément compréhensifs face à mes caprices. A 15 ans, c'est sur la Rolls des consoles que je prenais mon pied, d'Art of Fighting à Samurai Spirits, en passant par Magician Lord, World Heroes 2, Cyber-Lip et Fatal Fury Special. Le summum de la 2D, que je devais bientôt brader pour m'acheter une Playstation. 20 ans plus tard, j'en suis venu à me rééquiper AES à prix d'or, la machine étant devenue un rêve de collectionneur. Une ânerie parmi d'autres dans mon parcours...

Depuis cette époque, toutes les machines ont, à un moment ou à un autre, pris place dans mon salon. C'est une forme de boulimie, une envie de se tenir au courant, de papillonner d'une expérience ludique à l'autre. Je ne suis pas de ceux qui aiment essorer un jeu à 100%, je me contente de le finir basiquement ou d'en saisir l'essentiel avant de me tourner vers d'autres univers, bien souvent. Impossible, bien sûr, d'être exhaustif, mais j'attache depuis toujours beaucoup d'importance à essayer des propositions aussi variées que possible, afin de ne pas m'enfermer dans mes genres de prédilection (aventure, RTS et baston 1V1). Je crois que c'est cela qui m'a peu à peu guidé vers la rédaction de tests à la fin des années 1990, alors que la rubrique du journal pour lequel je bosse aujourd'hui venait de démarrer. L'envie d'en découvrir plus encore, une véritable curiosité pour un medium qui, à l'époque, commençait tout juste à dépasse le simple cadre du "jouet". Je me souviens que la PS2, mais surtout la Dreamcast, malgré son échec commercial, ont beaucoup oeuvré à attirer un public plus adulte vers ce loisir. C'était le temps où s'opérait la jonction machines d'arcade / consoles de salon, qui aura coûté cher aux premières.

 Soulcalibur dreamcast: rien que pour ce jeu,
la console est incontournable aujourd'hui encore.

 

Tout dans le regard

Avoir vécu cette histoire, c'était la meilleure manière, sans doute, de se l'approprier. Aujourd'hui, rentrer dans un jeu signifie pour moi, de manière presque mécanique, essayer de le replacer dans la grande histoire des titres auxquels il est plus ou moins consciemment affilié. C'est un regard un peu différent du joueur lambda, qui y cherche un plaisir immédiat. Certes, le fun est important, vital même, parce que c'est bien d'un loisir que nous parlons. Mais il est aussi intéressant de  comparer, d'essayer d'envisager la voie empruntée par les développeurs pour y déceler, bien souvent, un hommage ou une volonté de s'affranchir d'un modèle passé. C'est ce qui donne sa couleur à l'expérience. C'est ce qui me permet, parfois, de passer outre certaines failles ludiques sévères, au profit d'une intention qui me touche. C'est ce qui m'éloigne parfois, aussi, du ressenti majoritaire, au risque de susciter l'incompréhension. Mais c'est consubstanciel de ce travail: il faut y apprendre, vite, que la subjectivité fait loi. Que l'on se retrouvera inévitablement en contradiction avec une frange de son lectorat à un moment ou à un autre. Et qu'il n'aura pas forcément moins raison que toi.

Lorsque j'ai commencé à rédiger, je me concentrais sur des univers qui me parlaient. Puis, peu à peu, il a fallu faire avec moins de moyens et se diversifier. Aujourd'hui, tenir une telle rubrique revient à jouer, en général, à une bonne dizaine de titres par mois, en essayant de les approfondir pour pouvoir poser un regard pertinent sur ce qui est proposé. Corrolaire à laquelle peu de gens, obnubilés par le graal du "jeu gratos", semblent penser : accueillir en l'espace de quelques jours l'extension de Starcraft, le dernier Tomb Raider, l'AC Syndicate, Fallout IV, Mario Tennis, NBA 2K16 et WWE 16, c'est surtout  l'occasion de quelques sueurs froides, surtout quand vous savez qu'il va falloir prendre la mesure de tout ça en dehors de vos heures de boulot, puis rédiger les tests et chroniques au beau milieu de 40 autres tâches imposées. Gérer une telle rubrique, c'est une jolie manière de flinguer votre vie sociale, étant entendu qu'il FAUT rester à jour, sous peine d'être rapidement largué. Cela suppose aussi de jouer à des jeux que vous n'aimez pas, et d'écrire dessus (sans doute le pire). Ouaip, ce boulot, c'est un sacrifice.

Tester, c'est pas toujours le pied.

 

PQR oblige, on fait avec des petits moyens. On reçoit les jeux, parfois une console - ça n'a rien de systématique - et on se débrouille pour le reste. Budget riquiqui oblige - et d'ailleurs réservé à payer les pigistes -, on s'autofinance son voyage à Paris, sur un jour de repos en général, pour rencontrer le développeur qu'on veut interviewer pour la prochaine rubrique, ou on se débrouille pour décrocher un entretien téléphonique. Le top, c'est quand un éditeur accepte de prendre en charge les frais de déplacement, mais ça n'arrive pas bien souvent et on rentre claqué chez soi le soir, la plupart du temps, d'avoir enchaîné trois heures de train à l'aller, deux heures d'entretien et le retour en TGV dans la foulée. Du coup, on me regarde bizarrement, parfois, quand j'essaye d'expliquer que tenir la rubrique, c'est aussi un investissement. Et que c'est crevant.

 

Le pied ? Ouaip, envers et contre tout

Le pire, dans tout ça, c'est que j'aime jouer. Désespérément. Or, tester un jeu, c'est une façon de le regarder qui s'affranchit de la naïveté. On ne se laisse pas émerveiller, on cherche le défaut plutôt que la qualité. Réserver un tel traitement à un jeu que l'on attend depuis longtemps, cela revient la plupart du temps à se gâcher un peu l'expérience, à tel point qu'on en est arrivé, avec mon collègue, à s'échanger certains titres afin de préserver notre envie d'y jouer comme un gamer lambda. Ce qui revient à dire que nous achetons en général la copie des jeux qui nous intéressent vraiment.

Et l'un dans l'autre, c'est très bien comme ça. Tenir une rubrique jeux vidéo, c'est se forcer à chercher là où l'on n'irait pas naturellement s'aventurer. Découvrir que l'on adore l'exigence des jeux 4X à la faveur d'un papier sur les p'tits gars d'Amplitude Studios, s'ébahir avant tout le monde devant la richesse d'un concept old school et 2D comme celui de Fred Raynal pour son prochain 2 Dark, entendre les explications, sans "téléphone arabe", de David Cage sur ses projets, ça n'a pas de prix. En bientôt vingt ans d'activité dans la rubrique, je ne crois pas avoir été déçu d'une rencontre faite dans ce milieu qui, s'il est évidemment dirigé par des intérêts financiers, n'en abrite pas moins des créateurs passionnants et passionnés. Et puis, c'est une place rêvée pour être témoin de l'évolution du medium vers de nouveaux horizons. Aujourd'hui, le jeu vidéo est riche de ses influences, de ses sources d'inspiration qui puisent aussi bien dans la littérature que dans le cinéma, les arts graphiques ou la musique (la BO de Bioshock Infinite mériterait à elle seule que l'on y consacre un dossier, ce qui tombe bien puisque Dopamine s'y est collé https://www.gameblog.fr/blogs/dopamine/p_87000_bioshock-infinite-en-musique-ep-1), et ceux qui sont les moteurs de cette maturation ont pleinement conscience de la dynamique qui est à l'oeuvre. Alors oui, c'est une chance, parce que l'on touche du doigt une forme de culture devenue dominante dans notre société. Mais c'est un privilège qui a son côté obscur, et il n'est pas forcément idiot d'en connaître le prix avant de vouloir s'y lancer...