Petit avant propos pour étoffer ce que j'insinue par challenge narratif. De base, tous les jeux ont du challenge, qu'il soit grand (éviter de mourrir) ou petit (avancer d'un point A à un point B). Mais un challenge peut n'avoir aucun rapport avec l'histoire qu'essaye de raconter le jeu. Par exemple un shooter restera l'histoire d'un personnage qui a un pistolet et tue des gens indépendament de tout ce que le développeur a pu faire autour pour essayer de donner de la consistance au gameplay. Un challenge narratif, lui, est forcément quelque chose de propre au jeu dans lequel il se trouve. Ce n'est pas uniquement un gameplay lié à l'histoire, puisque dans l'absolu, tirer sur des gens pour avancer dans le niveau est une forme de challenge, qui est effectivement lié à l'histoire. Mon point de vue, c'est que pour que le jeu ait ce challenge narratif là, il doit proposer un défi au joueur qui ait uniquement un rapport avec l'enrôbage du jeu (cinématiques, personnages, mise en scène, univers, musique...), et non avec le coeur du jeu qui pourrait s'adapter à n'importe quel jeu si on lui avait posé un skin différent. C'est aussi pour cela qu'un challenge directement lié à la narration me semble plutôt compromis lorsque l'idée de base du jeu n'est pas son scénario. Je développe tous ces concepts dans l'article.

 

          On n'a jamais autant entendu parler de narration que depuis le début de cette génération. Entre les débats sur la longueur des cinématiques, les films/séries/BD/étrons interactifs qui apparaissent fréquemment, l'histoire est désormais de plus en plus au centre d'un jeu vidéo. Mais actuellement, cette volonté de narration se traduit, pour la plupart des cas, par des scripts grossiers et vulgaires, mettant en scène un personnage escaladant une surface pas très stable en se ratrappant à la dernière minute par un Quick Time Event. 

          On peut supposer que si ceci est synonyme de narration pour les développeurs, c'est tout simplement qu'ils ne sont pas qualifiés pour faire de la vraie narration, celle qui raconte une histoire à plusieurs niveaux de lecture, celle sans action, sans fusillades, sans giclures de sang au ralenti toutes les trois secondes. Prenons l'exemple de la série la plus "Ouah ! On a l'impression de jouer à un film !", j'ai nommé Uncharted. Si Uncharted 2 a été un remue-ménage critique extraordinaire, principalement parce qu'il efface la ligne entre cinématique et phase de gameplay, il n'est finalement en rien une révolution, ni même une évolution. 

Dans les bonus de Uncharted 3, on a une interview très intéressante des développeurs et de la scénariste Amy Henning (qui s'occupe aussi de la direction d'acteurs à partir du deuxième opus). Ils expliquent dans cette vidéo que la création d'une scène se fait en deux étapes : tout d'abord, les concepteurs créent une scène, incluant un gameplay, quelques personnages et un level design, et dans un second temps la scénariste doit trouver une justification à cette scène. Dans notre cas, les protagonistes ont parlé de la scène de course-poursuite de Uncharted 3, qui n'était au départ qu'un concept. La scénariste a donc du réadapter le scénario pour y inclure une course-poursuite à pied dans une ville avec un level design cohérent par rapport à ce qu'ont crée les développeurs. Il est ainsi très difficile de considérer Uncharted, avec ses nombreux dialogues et scènes faisant avancer le scénario, comme un vrai jeu narratif. Le fait est qu'il n'est au final qu'un TPS comme tous les autres TPS à qui on a greffé plus de cinématiques que les autres. Il est impossible de créer une histoire cohérente si certaines scènes sont intégrées au scénario par obligation de divertissement, ou parce que "il faut bien qu'il y ait de l'action, c'est un jeu vidéo quand même". Un scénario peut bien évidemment être amené à certaines modifications dues à des contraintes (souvent budgétaires, au cinéma surtout), mais si l'histoire n'est pas le point de départ du jeu, il est difficile de considérer ce dernier comme un jeu narratif. Tout au plus est-il un shooter avec des cinématiques plus longues que les autres.

 

          Mais au final, quel est le problème ? Pourquoi se creuser la tête à comprendre le pourquoi du comment si l'histoire est plaisante (à défaut d'être cohérente) ? Et bien le souci, c'est qu'Uncharted, ainsi que tous ses clones, ont beau avoir une forme de narration intrinsèque, ils n'utilisent à aucun moment le potentiel vidéoludique pour la mettre en images. Il y a bien quelques exemples qui utilisent ce potentiel (la scène du coupage de doigt dans Heavy Rain, la fin d'InFamous 2, la fin de MGS3, quelques combats de Fight Night Champion...), mais au final, malgré le fait que ces scènes m'ont toutes beaucoup marqué, n'oublient-elles pas la notion de jeu, et donc de challenge ?

Dans cette interview, David Cage déclare qu'il ne veut pas faire de jeux basés sur les capacités du joueur à appuyer rapidement sur une touche pour tuer son adversaire, qui ne soit pas une compétition entre amis pour savoir qui est le meilleur, mais qu'il veut tout simplement raconter une histoire en utilisant les capacités vidéoludiques à sa disposition. Cette intention est parfaitement louable, mais ce qu'il voit, c'est une version tronquée du challenge, qui dirait "moi être meilleur que toi". Le challenge doit-il vraiment être une retranscription des capacités physiques du personnage qu'on incarne à l'écran ? Est-ce qu'on est condamnés à incarner des guerriers tirant dans la tête d'une horde d'ennemis pour qu'il y ait du challenge dans nos jeux ? Dans la vraie vie de la vérité vraie, nous sommes est en permanence face à des challenges, sans pour autant être en guerre. Alors est-il possible de transposer ce challenge à ce qu'on vit chaque jour ? Existe-t-il un challenge narratif dans nos jeux vidéos ? Vais-je un jour enfin arrêter de poser quinze questions à la suite ?

          Avant de parler de challenge à proprement parler, il est important de parler du choix narratif dans le jeu vidéo. Il y a un nombre incalculable de jeux permettant au joueur des faire des choix lors des dialogues. Que ce soit InFamous, Bioshock, jusqu'au film interactif Wing Commander VI (et ses prédécesseurs), l'avis du joueur est très souvent sollicité. Mais quand on regarde de plus près, et c'est également le cas dans Heavy Rain d'un point de vue plus détaillé, ces choix ne sont pas tant "que feriez vous ?" que "quelle cinématique voulez-vous lancer ?". Lorsque dans InFamous on nous donne clairement un choix gentil et méchant, le joueur sait qu'il ne fait pas le choix d'avoir une moralité ou non, mais plutôt le choix de quelle cinématique de fin il aura le droit de regarder. Il n'y a pas de difficulté, et bien entendu pas de dilemme, puisque le joueur se trouve devant un choix bien trop manichéen pour lequel n'importe quelle personne choisirait l'option "gentil", qui permet généralement d'atteindre le but de la mission sans tuer d'innocents. Au lieu d'accrocher le joueur à l'histoire, ce sont des choix mettant au contraire une distance avec le joueur, qui non seulement ne peut pas vraiment s'identifier au personnage (à part si le joueur est VRAIMENT un connard meurtrier...), mais rend le personnage, en tant que création du scénariste, totalement stupide étant donné que ce choix l'est. Dans ce cas, il serait plus honnête d'avoir un choix en début de partie "voulez-vous incarner un personnage maléfique ou gentil ?", pour au moins garder une uniformité du personnage tout au long du jeu.

Le choix en lui-même ne peut donc pas être considéré comme un jeu lié à la narration, ou du moins pas s'il est seul. En effet, si les exemples que j'ai cité ne creusent pas tellement ce qu'est une décision, en se focalisant sur des concepts trop manichéens pour que le joueur ait une quelconque importance dans les enjeux présentés, il existe quelques jeux essayant de braver cela en créant un véritable challenge narratif, et ce de façon relativement différente.

The Walking Dead est un jeu incroyablement bien écrit. Malgré cela, le jeu a reçu de nombreuses critiques vis à vis du manque de conséquence des choix que fait le joueur. J'ai déjà expliqué en quoi ce manque de conséquences est important pour rendre crédible les personnages secondaires, et en quoi ce qui compte, c'est que l'illusion soit présente. Mais ces choix n'ont en aucun cas besoin de vraies conséquences visibles ou perceptibles pour faire réfléchir le joueur. Le challenge que doit surmonter le personnage principal de The Walking Dead lors des dialogues, c'est de réfléchir assez rapidement à la réponse idéale pour tenter d'arriver à son but (apaiser ses compagnons, ne pas se mettre quelqu'un à dos, etc). La retranscription de cette forme de panique est recrée à l'écran par un simple compte à rebours. Si le joueur ne choisit pas de réponse, le personnage ne dit rien. Ainsi, le joueur doit lire assez rapidement chaque réponse afin d'en choisir une au plus vite, il doit donc trouver des techniques (ne lire que quelques mots de chaque phrase, se focaliser sur deux réponses...) afin de parvenir à son but, et de surmonter le challenge que lui impose le jeu. Cette façon de procéder est finalement la même que dans Alpha Protocol, à ceci près que ce dernier aura toujours des dialogues amenant au même but (que l'interlocuteur du personnage principal apprécie celui-ci), et qu'il n'y a pas de choix de phrase, mais de tons tels que "suave" ou "agressif".

L'une des autres propositions se résume en cinq lettres : KOTOR. Ou plutôt en 23 puisque le jeu s'appelle en fait Knights Of The Old Republic. Le système de "karma" de ce jeu peut rappeler celui de Mass Effect, à ceci près que ce dernier est particulièrement superflu et crée parce que celui de KOTOR marchait à merveille, mais sans vraiment avoir compris pourquoi.

L'intérêt principal de KOTOR est d'avoir installé l'histoire du manichéisme clair/obscur de la force au coeur du scénario. Pour résumer sans révéler le twist de fin (qui est très intéressant, mais pas au coeur de notre sujet), notre personnage est un jeune homme dans lequel la force est perceptible. Tous les maîtres jedi et sith sentent qu'il a un potentiel gigantesque, et essayent de l'enrôler d'un côté ou de l'autre. Du point de vue initial du héros, on voit les deux côtés de la force de manière très simple : il y a les gentils et les méchants, ni plus ni moins. Mais contrairement à un InFamous où être méchant veut dire tuer des innocents et être gentil veut dire les sauver, KOTOR utilise à merveille la barre de karma (identique à celle de Mass Effect), le tout en brouillant les pistes de ce qui est bien, et de ce qui est mal. En outre, d'innombrables paramètres peuvent faire pencher la balance du côté obscur, et ce, sans qu'il soit aisé pour le joueur de s'en rendre compte. Le simple fait de tuer un ennemi de sang froid (uniquement les ennemis importants, malheureusement) peut rapprocher le personnage du côté obscur, alors qu'il n'est pas toujours possible de s'en sortir autrement si le joueur n'a pas fait augmenter les bonnes capacités (Persuasion ou Intimidation).

De plus, lors de notre visite chez le conseil des jedi (nous expliquant les codes du côté clair de la force), le joueur est sans cesse rappelé à l'ordre s'il ne répond pas humblement, ou s'il se comporte de manière trop hystérique. Il suffit de répondre "Je finirai cette guerre coûte de coûte !" pour qu'un des membres du conseil nous réponde que trop de passion mène au côté obscur. Et dans ce cas, ce sont les règles du jeu du fameux challenge narratif qui nous sont expliquées.

Là où ce challenge se trouve à son apogée, c'est lors d'une séquence dans laquelle le personnage principal doit entrer dans une base sith, qu'il ne peut pas infiltrer sans faire croire qu'il est passé du côté obscur. Et c'est là que la limite entre les deux côtés de la force se brouillent : où se trouve la différence entre le mensonge et la sincérité, jusqu'où doit aller le joueur pour convaincre tous ces sith qu'il n'est pas du côté clair, tout le challenge se trouve là. Pour être plus précis, c'est dans le choix du dialogue que tout se fait, et s'il y a parfois quelques propositions maladroites penchant trop d'un côté ou de l'autre de la balance, le but pour le joueur est de trouver la bonne parade afin de rester discret. Et c'est à la fin d'un dialogue, alors qu'il s'affiche une indication à l'écran que le personnage a gagné des points du côté obscur, qu'on se rend compte de la subtilité du challenge qui nous est proposé.

          La narration n'est donc pas condamnée à être contemplative dans le jeu vidéo. Certains des jeux mentionnés (ainsi que Remember Me, mais au point où j'en suis je ne suis pas assez loin pour dire si ça a vraiment un intérêt de le citer dans cet article) arrivent à créer un scénario tout à fait cohérent dans ses thèmes tout en impliquant le joueur à l'intérieur de celui-ci, et vraiment en tant que joueur, et non spectateur d'une cinématique, sans avoir à trahir les personnages en les rendant trop gentils ou trop méchant. D'une manière globale, ceux qui ont le mieux compris cette façon de raconter une histoire sont les développeurs de chez Obsidian Entertainment, développeurs entre-autres de Alpha Protocol et Fallout New Vegas. Mais je n'en parlerai pas trop, parce qu'il se pourrait que je garde des cartouches pour plus tard...