Les premiers pas dans We Happy Few se font dans les souliers d'Arthur Ernest Hastings, employé assigné à réécrire le passé en censurant la presse d'après-guerre, aidé dans sa tâche par l'absorption de Joy. Cette drogue d'État, hallucinogène puissant et euphorisant, s'ingère sous forme de comprimé ou se boit directement aux robinets de la ville fictive et rétro-futuriste de Wellington Wells. Mais au moindre sevrage, interdit dans ce lieu où la devise est "un pays heureux est un pays sans passé", celui d'Arthur lui revient par bribes violentes et le pousse à braver tous les dangers pour sortir de "la joyeuse ignorance" et partir à la recherche de son frère, forcé alors qu'il n'était encore qu'un gamin, à embarquer dans un train direction l'Allemagne...

Sinistres sixties

Ce récit sombre, ambitieux et à décrypter en filigrane, ainsi que l'univers à la fois pop et cauchemardesque selon la proportion de Joy dans les synapses de nos personnages (Arthur mais aussi Sally et Ollie, qu'on incarne chacun une douzaine d'heures) constituent la grande qualité de We Happy Few. Dans ces rues hallucinées mais aussi cette campagne so British, les références sont nombreuses et puisent dans le meilleur : des masques d'Orange Mécanique dont sont affublés la population comme les bobbies, à travers certains éléments de design et des situations rappelant la série télévisée Le Prisonnier, ou encore la présence sur les écrans de l'Oncle Jack, cousin du Big Brother de 1984, on plonge dans cette dystopie avec le ton de Terry Gilliam et le doublage à fort accent britannique, très réussi, dans la tête et les oreilles. D'ailleurs, en mars 2017, une adaptation de We Happy Few pour le cinéma a été annoncée et au regard de l'originalité née des influences croisées du titre du studio québécois, la curiosité est forcément attisée. Problème : il est ici toujours question du jeu vidéo sorti cet été et cette même curiosité, au fil des heures, de la dilution de l'histoire à travers des missions répétitives et peu inspirées, s'est usée...

"Là ! Un Rabat-joie !"

C'est à la fois surprenant, remarquable et ça explique aussi bien des choses : le concept initial de We Happy Few n'a pas été pensé autour de sa narration mais sur un système de jeu encore à la mode il y a quelques temps, celui de la survie. Face aux retours négatifs des joueuses et joueurs s'étant essayés à une première version en accès anticipé (rappelons que le jeu a bénéficié d'une campagne Kickstarter), le studio nord-américain a décidé de retravailler sa copie ces deux dernières années et de mettre au second plan cet aspect dans cette version finale. Comblés, la soif, la faim et le sommeil offrent des bonus d'endurance. Si ce n'est pas le cas dans un court laps de temps, la santé est affectée à petit feu. Mais dans ce jeu où l'on passe son temps à ramasser et voler tout ce qui traîne, il est rare de ne pas avoir un bout de pain ou un jus de fruit en poche. Il faudra être un peu plus attentif à son repos, en squattant un lit ou en s'allongeant dans un de ses nombreux abris, seul moyen avec les trousses médicales et les baumes - plus rares à trouver que la nourriture et la boisson - de recouvrer son énergie vitale. La mort permanente est également devenue optionnelle et les environnements autrefois générés de manière procédurale sont désormais immuables.

De ces fondations initiales de type survie, avec au coeur l'exploration, la récolte et la création de matériaux et d'objets , We Happy Few en a gardé le squelette et la chair. Ce qui réduit de fait le rythme et l'intérêt du récit à peau de chagrin, dilué dans les innombrables missions sans intérêt, faites d'allers-retours permettant de rallonger sans plus-value la durée de vie. Résultat, on les effectue le plus souvent à la hâte, sans plaisir, pour faire avancer une histoire qu'on voudrait au centre de l'expérience. Très vite s'installe le sentiment gênant que les développeurs ont fait le choix de ne pas faire table rase d'une première mouture peu convaincante, de garder ce qui avait déjà été réalisé et de finalement proposer un jeu rapiécé, bancal, avec deux schémas trop distincts pour s'imbriquer harmonieusement. Un entre-deux préjudiciable et extrêmement décevant car la progression dans cet univers original et intriguant se transforme alors en corvée. Et c'était sans compter sur la partie technique aux fraises.

God save the game !

L'une des particularités de We Happy Few, c'est également d'avoir voulu faire de l'infiltration un aspect majeur de l'aventure. En effet, dans ces rues arpentées exclusivement par des drogués (on regrettera qu'elles se ressemblent toutes, comme les PNJ, ce qui n'incite pas à l'exploration), la paranoïa fait loi et le moindre comportement suspect peut vous condamner au lynchage. Alors, on se cache d'abord de manière amusante derrière son journal en s'asseyant sur un banc, on s'accroupit pour avancer plus discrètement, mais rapidement le pathfinding et les réactions complètement aléatoires de l'I.A. gâchent tout sentiment de défi et d'immersion, sans parler des bugs en pagaille, des PNJ coincés dans le sol ou incapables de libérer le cadre d'une porte. L'imprécision des combats et le manque d'ergonomie général de l'inventaire complètent la liste des reproches alors qu'on s'interroge aussi sur les sauvegardes hasardeuses. Si elles ne pénalisent pas le déroulé des missions, d'ailleurs bien trop téléguidé, on ne sait jamais exactement dans quelles conditions et à quel endroit notre personnage va réapparaître. Cerise sur le gâteau, sur les dizaines d'heures jouées à la rédaction sur un PC de compétition, le jeu aura crashé trois fois. Après avoir lancé le jeu plein d'espoir et légèrement euphorique, c'est peu dire que la descente est violente.