C'est en effet auréolé du succès de Soldats Inconnus que son réalisateur Yoan Fanise s'est lancé dans une nouvelle aventure, en cofondant le toujours montpelliérain DigixArt. Mais il ne suffit pas de raconter la guerre pour accoucher d'une oeuvre aussi poignante, et ça, 11-11 : Memories Retold semble l'avoir bien compris. Ce qui compte avant tout, ce sont les hommes.

Mémoires de poilus

Comment raconter un pan d'histoire sur lequel tout ou presque a déjà été dit, écrit, mis en scène ? En se replaçant au niveau de l'être humain. Ou plutôt, de deux. S'ouvrant en plein milieu de la boucherie qui devait mettre fin à toutes les autres, 11-11 : Memories Retold raconte l'histoire de deux individualités prises dans le tourbillon de la guerre. Deux histoires dans l'Histoire, qui rappellent que derrière les cadavres et les noms gravés sur les places de villages, il y a des hommes et de tragiques destins. Côté Commonwealth, le jeune apprenti-photographe Harry se retrouve sur le front après avoir mordu à l'appât d'un officier belliqueux : pour briller aux yeux de sa belle restée au Canada, le jeune homme se laisse comme tant d'autres séduire par l'uniforme et le statut de héros qui sied aux survivants de l'horreur. De l'autre, Kurt, un père de famille déplacé loin de chez lui pour oeuvrer à la construction de zeppelins, et qui apprend par la radio la disparition du bataillon dans lequel se bat son fils, là-bas, chez l'ennemi.

Et c'est ainsi que nos deux quidams quittent brutalement leurs pénates respectives, sans penser un instant à l'horreur qui les attend. Le récit de la Grande Guerre se fera donc à travers les yeux de ces soldats enrôlés sur un coup de tête, qui regretteront bien vite leurs décisions, une fois la raison de leur côté. Profondément humaniste et pacifiste, le jeu de DigixArt délivrera son message avec une justesse et une parcimonie dont on se délecte, évoquant avec plus ou moins de détails l'aveuglement militaire, le mensonge aux troupes, la diabolisation de l'ennemi, l'insalubrité de la vie dans les tranchées, la propagande d'État ou encore l'habile recours aux colonies dont on se passe d'ordinaire volontiers. Sans doute frileux à l'idée de basculer complètement dans le pamphlet politique, 11-11 : Memories Retold passe parfois rapidement par-dessus des sujets de fond, mais comment aborder sans s'éterniser les thématiques inhérentes à quatre ans de massacres entre nations ?

Le Rat des tranchées

Plus narrative qu'exigeante, l'aventure se découpe en scènes souvent brèves dans lesquelles il vous faudra résoudre de simples puzzles, qui se résument bien souvent à déplacer des objets ou à parler avec les bons interlocuteurs pour faire avancer l'intrigue. Heureusement, Harry et Kurt possèdent chacun leurs spécificités qui les pousseront à s'écarter de la seule trame narrative. Photographe de formation, le canadien campé par Elijah Wood ne se défera jamais de son vieux Kodak pliant : en dehors des images de propagandes destinées à émoustiller les épouses restées au pays, le reporter de guerre pourra profiter de ses 16 vues quotidiennes pour immortaliser « sa » vision du conflit, pour ensuite envoyer le cliché de son choix à sa dulcinée, dont les réactions dépendront expressément des thématiques sélectionnées. Kurt, de son côté, pourra interagir dans la langue de Goethe (une évidence) avec ses frères d'armes pour évoquer d'autres sujets que cette foutue guerre, et ainsi débloquer des mots-clés qui permettront de parler d'autre chose lorsque viendra l'heure d'écrire à sa fille, restée elle aussi à l'arrière.

Il ne faut donc attendre aucun challenge particulier de la part de 11-11 : Memories Retold, puisque la simplicité de ses actions va de pair avec une absence quasi-totale d'échec, le destinant ainsi à un large public, à l'instar d'un certain Soldats Inconnus précédemment cité. Les joueurs accros au platine pourront toujours se tourner vers les trophées parfois insoupçonnés qui se cachent au sein de chaque chapitre, mais aussi (et surtout) sur les collectibles historiques dissimulés eux aussi un peu partout, et qui permettent une fois réunis de débloquer de véritables pièces d'époque, qui vous renseigneront sur les conditions de vie d'alors : ici, le manque de nourriture même pour ceux restés à l'arrière, là les conditions d'hygiène que l'on imagine dans les tranchées... Les plus pressés baisseront en revanche bien vite les bras devant l'ampleur de la tâche, puisque lesdits items nécessitent de longues séances de recherches par-dessus lesquelles on finira sans doute par passer, même si l'aventure se boucle en six à sept heures pour peu que l'on ne traîne pas en chemin.

Impression, soleil couchant

Évidemment, ce qui frappe lorsque l'on pose les yeux sur 11-11 : Memories Retold, c'est sans conteste sa direction artistique de haut vol. Entièrement confiée au studio d'animation britannique Aardman, rendu célèbre (notamment) grâce à Wallace & Gromit ou encore Chicken Run, la partie graphique rend un vibrant hommage au style impressionniste, en faisant de chaque décor un ravissement pour les yeux, grâce à un habile procédé donnant la sensation que des centaines d'artistes oeuvrent simultanément à l'achèvement perpétuel d'un tableau. Grâce à plusieurs moteurs cumulés, les coups de pinceau apparaissent ainsi en temps réel, et donnent une bonne raison de s'arrêter devant chaque environnement, simplement pour voir se mouvoir le moindre élément continuellement redessiné.

La gamme de couleurs employée achève de donner à chaque lieu une âme, une identité visuelle forte, qui donnera parfois des envies contemplatives insoupçonnées. Que ce soit dans la noirceur d'une tranchée envahie par la boue, le crépuscule d'un matin d'automne dans la campagne picarde, le ravissement de la capitale aux toits d'ardoise ou le chaos maîtrisé d'un songe improbable, Aardman vise en plein coeur, quel que soit le support. Et si nos deux soldats occupent très largement le haut de l'affiche, quelques phases aux commandes de leurs totems respectifs, félin ou volatile, réservent d'incroyables surprises visuelles, que nous vous laisserons évidemment le loisir d'expérimenter directement, tant la découverte est belle. Il est en revanche bien dommage que le studio britannique n'ait pas poussé jusqu'au bout la carte de l'exactitude historique, en ne tenant par exemple pas compte de la réforme de l'uniforme français à compter de l'hiver 1914.

Le jeu des vagues à l'âme

Tout cela n'aurait pas la même portée sans la remarquable bande-son d'Olivier Derivière, qui signe sans doute là une de ses plus belles oeuvres, c'est peu dire. Soucieux de coller de près à l'esthétique hors du commun de 11-11 : Memories Retold, la bande-son épouse les tendances de son époque, empruntant brillamment à Debussy lorsque vient l'heure de prendre la mer ou au Casse-Noisette de Tchaïkovski pour illustrer la légèreté de la vie de chat dans l'enfer du Nord. Mais là ou le musicien français excelle, c'est lorsqu'il parvient à tourner en dérision le militarisme exacerbé des généraux d'alors, en tordant quelques airs de charge bien connus, qui rappelleront l'emprise des képis sur la politique au début du siècle dernier. Les dissonances sont nombreuses et toujours "justes", et s'infiltrent petit à petit dans les thèmes principaux, traduisant l'évolution du conflit et des mentalités. Intelligentes et supports de la narration, les compositions peuvent prétendre sans rougir à ce qui s'est fait de mieux cette année, et sans doute même un peu plus loin.

Et comme si tout cela ne suffisait pas, le jeu de DigixArt jouit d'une écriture d'une remarquable pertinence, même si certains passages, notamment dans le dernier acte empruntent plus au genre du conte merveilleux que du récit de guerre à proprement parler. Reste qu'il y a des phrases fortes, maîtrisées, lourdes de sens dans 11-11 : Memories Retold. Jusqu'au bout, l'interprétation de Sebastian Koch et Elijah Wood prend aux tripes, et l'on ne pourra que conseiller à nos pacifistes lecteurs de bien réfléchir aux choix décisifs qui s'imposent dans les dernières minutes du récit. Rassurez-vous : avec pas moins de sept fins aux conclusions bien différentes, vous aurez tout le temps d'y revenir, non sans avoir pris le temps de digérer l'expérience. Il faut bien ça.