Certains jeux sont créés à partir d'un concept, d'autres naissent d'une histoire, ou même d'un univers. Dans tous les cas, il se révèle plutôt délicat d'en faire un ensemble cohérent, a fortiori quand le projet a une nature particulièrement originale. Splatoon en constitue un parfait exemple : dès le départ, son principe consistait à pulvériser de la peinture afin qu'elle recouvre une plus grande surface que celle de l'équipe adverse. Et ces flaques d'encre permettaient aussi de se déplacer plus rapidement, transformé en... calamar ! Voilà qui explique le caractère farfelu de ce monde où s'affrontent des êtres hybrides mi-humains mi-mollusques, les "Inklings". Idem pour la légèreté du scénario, qui a le bon goût de ne pas se prendre du tout au sérieux, pour peu qu'on ne soit pas allergique aux jeux de mots sur les fruits de mer. Seul le mode Héros vient dévoiler quelques bribes d'informations sur un vieux conflit opposant les seiches et les poulpes. Car Splatoon dispose également d'une facette solo, planquée dans un coin de Chromapolis.

Solo détaché

C'est là qu'un certain Amiral Macalamar se fait un sang d'encre à l'idée que les vilains Octariens sèment le trouble, ceux-ci ayant mis la ventouse sur le Grand Poisson-Charge, la source d'énergie de la ville. La quête qui en découle se résume classiquement à découvrir un à un les niveaux répartis sur les différents îlots flottants d'Octavallée, avec un Boss à l'issue de chacun d'entre eux. Une excellente façon de s'initier à la peinture au pistolet, face à nos hydro-céphalopodes dotés d'une imagination balistique dégoulinante. Chaque stage introduit un mécanisme de gameplay ingénieux, souvent cantonné à la campagne en solitaire (mention spéciale aux éponges). Dommage qu'elle soit presque totalement séparée de la dimension multijoueur, y compris l'évolution des aptitudes avec les oeufs de poisson amassés. Le lien entre les deux se limite aux armes débloquées dans le magasin de Chromapolis en trouvant les documents cachés, ainsi qu'à l'équipement réservé aux possesseurs des amiibo compatibles, une fois les missions exclusives accomplies (pas de sauvegarde des statistiques du personnage au programme hélas).

Lobby marin

La cité abrite d'autres échoppes, Octo'Mode pour les vêtements, Crustapied pour les chaussures et Kamatête pour les accessoires, dont le stock se renouvelle tous les jours. Mieux vaut donc garder de côté un peu de l'argent gagné durant les parties en ligne pour ne pas manquer le t-shirt de ses rêves ! Il est éventuellement possible de commander chez Kipik le matériel possédé par d'autres joueurs croisés sur la grand place, sans garantie toutefois d'hériter de talents bonus identiques. Les objets disposent à l'origine d'un ou plusieurs emplacements, leurs caractéristiques étant déterminées aléatoirement et déverrouillées avec les XPs. Certes les Super Coquillages permettent d'ajouter des slots, mais encore faut-il en décrocher lors des festivals. Ces compétitions thématiques ponctuelles sont annoncées via les dépêches bien fraîches d'Ayo et Oly, qui listent les maps disponibles en ligne le reste du temps. Pas la peine de préciser qu'on ne traîne guère dans ce lobby urbain, assez vivant du coup, même pour s'adonner gratuitement aux mini jeux d'arcade, proposés également en préambule des parties multijoueurs.

Bancs de calamars en vue

Car Splatoon n'étale son véritable potentiel qu'à plusieurs, et de fait en ligne. Bien entendu il existe un mode deux joueurs local, dans lequel on essaye de dégommer des ballons et/ou son adversaire afin d'engranger davantage de points. L'un utilise le GamePad et l'autre une manette Pro, ce qui évite d'avoir recours à un affichage splitté. De tels duels au demeurant sympathiques soulignent néanmoins à quel point l'intérêt de la formule dépend du nombre de participants, surtout que les arènes ont été clairement bâties pour en accueillir huit. En outre le GamePad n'y est exploité que partiellement en comparaison des matchs en ligne et de leur discipline phare : la Guerre de Territoire. L'écran sert à visualiser le déroulement des hostilités, en l'occurrence les zones repeintes par chacun des camps et les positions de ses camarades. Et il suffit d'un appui du bout du doigt pour rejoindre l'un d'eux, ou lancer un bombardement. Pratique, bien que cette manipulation oblige à quitter des yeux l'écran principal pendant un court instant, potentiellement fatal compte tenu de l'intensité des batailles.

L'art subtil du pinceau

Splatoon s'appuie en effet sur une autre fonctionnalité du GamePad, son gyroscope. Celui-ci dirige la visée, le stick droit se vouant uniquement aux mouvements latéraux de la caméra. Que les habitués de la méthode traditionnelle se rassurent, il ne s'agit que d'une option, cependant beaucoup risquent de changer leur fusil d'épaule, jusqu'à ne plus parvenir à s'en passer. Alors que le stick sied parfaitement aux rotations rapides, la sensibilité du gyroscope apporte un net surcroît de finesse au ciblage, sans atteindre la précision chirurgicale de la souris. Cela ne pose aucun problème, puisque le gameplay s'affranchit de ces préoccupations élitistes, ne serait-ce que par l'usage de la peinture en guise de cartouche. De quoi éviter aussi les soucis de violence en écartant le rouge de la palette de couleurs, même si certains codes du genre subsistent, à l'image des tâches qui obscurcissent progressivement ce tableau pour signaler l'imminence d'un funeste sort, avant de s'effacer le cas échéant, le temps que la santé se régénère. En plus de transformer le GamePad en arme maîtresse du TPS, Splatoon a donc su jouer avec l'abstraction pour ne pas faire couler de mauvaise encre.

La peinture adoucit les moeurs

Mieux, la peinture est la matière première de son gameplay, dans tous ces aspects. Les gouttes de peinture s'apparentent à des balles, mais ont surtout pour vocation de recouvrir le terrain, dès lors toxique pour les adversaires. A l'inverse, un sol badigeonné avec sa propre couleur aide à recharger plus vite sa réserve d'encre, sous la forme de calamar. Et peindre les murs permet ensuite de les escalader à la vitesse d'une torpille, ce qui ouvre de nouvelles perspective sur l'axe de la verticalité. Enfin cet état de mollusque joue le rôle de cachette, une sorte de couverture rampante, quoiqu'elle ne protége pas des tirs. Car fondamentalement, ce gameplay repose sur les propriétés de la peinture, à commencer par une portée forcément moins longue qu'avec du plomb. Cela se traduit directement dans le panel d'armes, qui se divise en trois catégories : les mitrailleuses, très polyvalentes, les fusils de précision qui requièrent un temps de charge, et les rouleaux, l'idéal pour barbouiller de larges zones en écrabouillant les opposants sur son passage.

Canons à encre

Au delà des caractéristiques variables (la cadence, la masse ou l'importance des dégâts entre autres), la diversité de cet arsenal réside dans les armes secondaires. Celles-ci ont une fonction complémentaire, par exemple des fioles toxiques pour l'Eclablaster, aux airs de lance-grenade, ou le mur d'encre du Nettoyeur XL qui aide à ajuster ses tirs à abri. Évidemment elles consomment une quantité non négligeable de peinture pour empêcher les abus, tandis que les armes spéciales sont soumises à une jauge distincte dont le remplissage s'effectue assez lentement, suivant la surface peinturlurée. Et heureusement, car elles s'imposent comme les plus destructrices, entre le missile tornade, l'invincible Kraken et le sonar qui révèle les positions adverses. Les nombreuses aptitudes particulières telles que la vitesse accrue, l'augmentation des munitions ou la discrétion apportée par le Ninjalamar (pour les fourbes) viennent encore enrichir les possibilités de customisation, tout en indiquant la tactique privilégiée des participants, faute de chat vocal.

Silence, on peint !

Une omission volontaire, officiellement destinée à réduire au silence le trash talking et les éventuels commentaires désobligeants, ce qui garantit une ambiance bon enfant. Bien entendu, les messages Miiverse ne sauraient remplacer la communication vocale. Il faut par conséquent se contenter d'observer ses collègues pour réaliser des manoeuvres coordonnées, somme toute logiques au regard de l'équipement de chacun. Cette absence contribue sans doute à la fluidité, impeccable en solo, le lag se manifestant rarement par un retard d'affichage de la peinture et des impacts douteux naturellement préjudiciables. Surtout que Splatoon puise sa force essentielle dans le plaisir simple et rafraîchissant procuré par la pulvérisation de l'encre. Un feeling franchement jubilatoire décanté selon les armes choisies, qui dévoilent les différentes couches de ce gameplay moins superficiel qu'il n'y paraît. Les parties évoquent ainsi des toiles, sans cesse redessinées au gré de leur déroulement, a fortiori avec le mélange aléatoire des partenaires d'un match à l'autre.

Fresque murale

Les changements de maps viennent encore brouiller les cartes, tant elles nécessitent d'adapter son armement à leur structure. Certaines ont une configuration assez linéaire, d'autres sont plus tentaculaires, avec plusieurs fronts, parfois hauts perchés. En dépit des anicroches de caméra suscitées par les recoins exigus, les arènes se montrent fabuleusement bien conçues, notamment pour tirer parti de l'agilité de nos calamars. Pour toutes ces raisons, on a toujours envie de replonger dans la peinture, loin de la tension, voire de l'agressivité qui accompagne souvent les TPS en ligne. Libre à chacun de se concentrer sur les matchs Classiques, histoire d'atteindre le niveau 20 et d'avoir accès à toutes les armes. L'étendue des stratégies offertes par ce copieux arsenal devient cruciale dans les matchs Pro, si l'on vise à améliorer son rang. En effet le mode Défence de Zone engendre des situations de sièges qui exigent des démarches plus élaborées, et des compères expérimentés, or il n'est pas certain d'en trouver tout le temps.

Huit ça suffit ?

Cette recette de matchs opposant deux quatuors représente à la fois un atout et un défaut de Splatoon. Elle fonctionne brillamment à plusieurs, en parfaite adéquation avec les maps construites sur mesure, mais comme le disait Lamartine : "un seul être vous manque, et tout est dépeuplé". Comprenez par là qu'il faut absolument être 8 pour lancer un match, pas moins. Les mises à jour prévues promettent toutefois que les serveurs resteront longtemps fréquentés, grâce à des armes, des maps, des modes et des costumes additionnels, sans parler de la création d'équipes entre amis, avec de sérieuses prétentions en environnement compétitif. Impossible néanmoins de se prononcer à l'heure actuelle sur l'intérêt que ces éléments supplémentaires insuffleront. De toute façon en l'état, Splatoon mérite déjà sa place non seulement parmi les meilleurs TPS, mais surtout au panthéon des plus fabuleuses expériences multijoueurs. Nul doute que cette peinture bien huilée laissera une trace indélébile dans l'histoire des jeux vidéo, pour peu que l'absence de vernissage avec les vedettes de Nintendo ne le prive de l'exposition qui lui revient, les oeuvres si fraîches sont tellement rares de nos jours...