Les FPS, on en a tant qu'on les oublie tous. Mais pas Bioshock. Non, pas celui-ci. Parce que ce n'est pas qu'un FPS, ce n'est pas qu'un jeu d'action ou un titre aux graphismes somptueux. C'est une illustration de ce qu'est un jeu mûrement pensé, réfléchi, détaillé, affûté dans ses moindres détails pour servir une cause trop rarement aussi bien défendue : celle du jeu vidéo qui n'a rien à envier au cinéma ou à la littérature. Et pourtant, lors de mes premiers pas dans Rapture, j'émettais bon nombre de réserves...

Un vrai voyage

Après notre chute au beau milieu de l'atlantique, la descente en batisphère vers la ville sous-marine de Rapture, et nos premiers pas dans son utopie art-déco souillée du sang, de la crasse et des cendres d'une guerre civile qui l'a réduite à néant, on avance avec précautions. Vite aggressé par nos premiers chrosômes (les habitants rendus fous et difformes par les modifications génétiques qu'ils se sont imposées), on se défend comme dans n'importe quel autre FPS, avec une arme de fortune pour commencer et nos pieds pour courir. On se dit ; "certes, c'est vraiment magnifique". Un travail d'orfèvre sur les décors, les textures, la modélisation, les recherches et le style : c'est non seulement techniquement à la pointe, mais artistiquement bossé dans les moindres détails, avec une documentation extraordinaire et un goût sûr. Ca change des plages de Normandie en 44 ou des couloirs proprets d'une base spatiale. On se dit ça, tout en pensant "ça reste un FPS" dans sa tête, comme si on luttait pour ne pas succomber aux sirènes du conformisme critique. On revoit les discours sur la liberté de choix et la moralité des joueurs dans la bouche de Ken Levine. On acquiert alors son premier plasmide (première modification génétique qui nous donne le pouvoir d'éléctrocution), on a commencé à farfouiller partout, sans trop savoir ce qu'on fout là...

La castagne, ça vous gagne

Et toujours, quelques minutes plus loin, ce sentiment étrange. On a l'impression qu'on a tort et raison à la fois : on est déçu de ne trouver en Bioshock qu'un FPS dans une ambiance extraordinaire, tout en se donnant raison d'avoir été déçu "comme on pouvait s'y attendre". Mais quelque chose ne va pas : la musique et l'ambiance parviennent trop bien à nous happer, et plus on avance, plus on commence à découvrir que finalement, cette habitude à être déçu des gros titres risque d'être contrariée. Puis vient le premier combat face à un Big Daddy. Le protecteur des petites soeurs, qu'on est plus ou moins obligé d'éliminer pour interagir avec elles et choisir de les sauver ou de les massacrer pour récolter le précieux ADAM qu'elles détiennent, est un adversaire terrifiant. Ses mouvements patauds d'il y a quelques minutes se changent vite en des charges foudroyantes et mortelles, ses cris de fureur résonnent dans la pièce et on commence à regretter de ne pas avoir foutu la paix à la fillette... Et ce premier combat épique achève de convaincre le critique toujours coupeur de cheveux en quatre : Bioshock en a bien plus dans le ventre qu'il n'y paraît. On a tôt fait de recharger une sauvegarde, relever ses manches et se dire : "Ok, réfléchissons, comment je peux lui faire la peau sans perdre toutes mes munitions et mes trousses de soin". Ca y est : Bioshock n'est plus un simple FPS à l'univers passionnant.

Monsieur plus

Pour tout vous dire, s'il est vrai que la plus grande force de Bioshock c'est son univers déjanté, mélangeant horreur et ambiances autrefois chaudes de sonorités jazzy et de mobilier art-déco, ses ennemis flippants et alertes, sa technique parfaite jusque dans des effets d'eau qui feront date dans l'histoire du jeu vidéo, le plus important n'est peut-être pas apparent tout de suite. Mais au fur et à mesure qu'on progresse dans ce qui peut sembler un Rapture plutôt linéaire de prime abord, on se rend compte que ce n'est sans doute qu'une fleur que nous ont fait les développeurs de nous laisser un peu plus longtemps sur une ligne droite aux relents de tutorial. Car par la suite, tout s'accumule : on découvre d'autres plasmides, puis des améliorations génétiques de combat, puis de sécurité, d'autres encore, des stations pour customiser nos armes, des nouvelles munitions, des stratégies diverses pour piéger les ennemis potentiels et s'assurer de rester en vie en dépensant le moins possible nos ressources limitées, des couloirs et pièces qui deviennent labyrinthiques, des coffres bien planqués, des astuces pour pirater systèmes de sécurité et automates vendeurs de bonus, des machines pour inventer et construire nos propres objets avec les différents ingrédients qu'on ramasse ça et là, on prend des photos des ennemis en espérant en apprendre plus sur eux, puis débloquer de nouvelles possibilités, et tout un tas d'éléments qui enrichissent le gameplay au-delà de nos rêves les plus fous. Et ce n'est pas fini...

La vraie narration interactive

Les enregistrements disséminés partout témoignent de l'histoire qui a plongé l'endroit dans le chaos. Les personnages auxquels ont est confrontés, que ce soit le fou Ryan qui a construit ce délire mégalomane, Atlas le mystérieux bienfaiteur qui nous guide pour servir ses propres intérêts, les boss cloitrés dans leurs quartiers se défendant bec et ongles contre l'intrus que nous sommes, et les incontournables choix moraux entre notre propre survie et celle des petites soeurs... tout Bioshock hurle de plus en plus fort la singularité narrative qu'est un vrai, un bon, un grand jeu vidéo. Mature, jamais gratuit dans sa violence pourtant atroce, Bioshock intègre une myriade d'éléments couvrant toute l'étendue du spectre jeu vidéo et qui s'imbriquent avec une perfection huilée qui force le respect. La maniabilité, que ce soit sur 360 ou PC, ne souffre d'aucun défaut ; les nombreuses modifications qu'on peut apporter au personnage demandent souvent des choix cornéliens, et chaque joueur fini tôt ou tard par se construire son propre gameplay. Certains choisiront l'offensif, et n'épargneront aucune petite soeur pour acquérir le maximum de modifications, d'autres opteront pour la subtilité d'une bonne préparation en exploitant les environnements admirablement construits en tentant de ne pas sombrer dans les excès qui ont rendu inhumains les résidents de Rapture.

Pas de révolution, mais une sacrée leçon

Bioshock, plus on y joue, plus on mesure à quel point Levine ne nous a pas menti. Alors certes, ce n'est pas Deus Ex, ok, il ne révolutionne peut-être rien, mais au final tout y est, sans exception, et plus encore. La liberté qu'offre Bioshock est subtile, cachée dans une IA qu'il est jouissif d'exploiter à son avantage, dans la possibilité de revenir sur ses pas et d'avancer au rythme qu'on s'est choisi, de constituer le personnage qui ressemble le plus à notre style de jeu... il n'y a pas autant d'embranchements que dans un Deus Ex (mais il y en a à l'issue de nos choix moraux), c'est vrai. Mais tout ce qu'on en attendait est bien là, il suffit finalement d'ouvrir les yeux. Bioshock, les game designers du monde entier n'ont pas fini d'en parler et d'en apprendre. De notre côté, on n'a pas fini de le rejouer différemment, ne manquant pas de sourire de toutes nos dents à chaque plan qui se sera déroulé sans accroc. Bravo Lévine, bravo 2K Boston / Australie : vous avez tout compris à ce que c'est qu'un putain de bon jeu.

N.B. : Les deux versions de Bioshock étant aussi réussies l'une que l'autre, les tests sont les mêmes. Les photos sont issues de la version PC. Pour ceux qui y joueraient sur PC et qui ont malheureusement Vista : des problèmes divers subsistent, notamment de son. Pour y remédier, modifiez les propriétés d'exécution pour le placer en compatibilité Windows XP SP2, désactivez au besoin l'EAX. En dernier ressort, tenter le jeu en mode fenêtré.