Rassurez-vous : cet agent-là ne fait pas partie des légions de crânes d'oeuf en costume-cravate, résolus à examiner à la loupe toutes les clauses de votre contrat afin de trouver l'astuce qui vous privera de tout remboursement. Que nenni. De toutes façons, sur l'Obra Dinn, il n'y a pour ainsi dire plus grand monde à dédommager...

Obra Dinn pas avec l'amour

L'aventure débute aux antipodes de ce que l'on pourrait qualifier de journée ordinaire. L'Obra Dinn, autrefois fier navire de la Compagnie britannique des Indes orientales, est enfin retrouvé par la couronne, près de cinq ans après sa disparition. Ayant levé l'ancre pour le Cap de Bonne-Espérance en 1802 avec un équipage d'une soixantaine de passagers, le voici de retour désespérément vide, tel une chambre jaune voguant nonchalamment sur les flots. Cinq ans d'absence, c'est long. Et comme à cette époque, déjà, le temps, c'est de l'argent, vous voici dépêché sur site pour tenter de comprendre ce qui a bien pu vider la coquille de noix de son équipage autrefois fringuant.

Le problème, c'est qu'à part quelques cadavres de-ci de-là, il n'y a pas grand monde pour éclairer votre lanterne, et les corps en charpie ne semblent pas décidés à vider leur sac aussi facilement. Bonne nouvelle : votre statut vous octroie un item bien pratique, en la présence d'une montre-gousset baptisée Memento Mortem, qui vous permettra de revivre les dernières secondes forcément funestes de ces croisiéristes qui n'ont a priori pas fait que s'amuser à bord.

Qui dort Obra Dinn

Vous l'avez deviné : en lieu et place d'un agent d'assurance, c'est plutôt dans la peau d'un enquêteur qui s'ignore que Return of the Obra Dinn nous invite à rembobiner un à un les événements ayant conduit à cette tragédie. Chaque cadavre découvert déclenchera donc une brève scène dans laquelle quelqu'un perdra la vie, et vous permettra de vous balader librement, histoire de comprendre un peu mieux ce qui vient de se jouer sous vos yeux. L'exploration ne sera d'ailleurs pas que visuelle, puisque le son jouera un rôle au moins aussi important : avant de découvrir qui vient de se faire plomber à bout portant/empaler/électrocuté/déchiqueté (rayez les mentions inutiles), vous pourrez entendre les dernières paroles échangées, souvent dans les cris et les pleurs.

Ces séquences d'écoute, qui s'accompagnent à juste titre d'un écran noir pour mieux focaliser votre attention sur les propos tenus, vont rapidement s'avérer capitales, car elles se révèlent riches d'informations : un accent, un nom prononcé ou tout simplement le ton employé sont autant de précieux indices pour recoller les morceaux. Si le nouveau jeu du père Pope est avec bonheur localisé dans notre belle langue, la maîtrise des différents accents, justement, s'avérera bien pratique pour identifier plus vite certains quidams : avec autant de variations lexicales, faire la différence entre un irlandais et un écossais ne vous aura jamais autant servi que dans cette enquête macabre.

Obra Dinn, Obra Dann, life goes on ♫

C'est qu'il y en avait, du monde, à bord de l'Obra Dinn. Le journal de bord que l'on vous présente d'ailleurs dès les premières secondes deviendra bien vite votre meilleur allié pour tenter de conserver un semblant de santé mentale devant l'ampleur de la tâche qui vous attend. Soixante membres d'équipages, ce sont autant de cas à résoudre, sachant que chacun d'entre eux nécessite d'identifier la victime, de déterminer la cause de sa mort et de désigner un responsable. Dieu merci, ledit journal contient d'emblée un plan du navire, quelques dessins de l'équipage, ainsi que le déroulé du drame, chapitre après chapitre.

Chaque séquence fait ainsi intervenir plusieurs acteurs, tout en se concentrant à chaque fois sur la pauvre victime à identifier. Soucieux de ne certainement pas vous faciliter la tâche, Lucas Pope vous demande donc de faire preuve d'une grande clairvoyance, puisque les meurtriers sont aussi nombreux que les victimes potentielles, et que les manières de mourir nécessitent parfois d'accorder un verbe avec un nom pour être validées. Vous commencez à réaliser l'ampleur de la tâche ? Le problème, c'est que le jeu peut parfois avoir tendance à pinailler sur l'utilisation de tel ou tel verbe pour valider l'une de vos découvertes. Ce pauvre type englué dans un amas de tentacules Joniwanesques s'est-il fait écraser, ou simplement étrangler ? À moins de s'appeler Traz, il n'est pas toujours facile de jouer ainsi sur les mots.

Mots de tête

Et parce que résoudre une soixantaine d'énigmes à la difficulté exponentielle ne suffisait pas, Return of the Obra Dinn prend un malin plaisir à dérouler sa tragédie dans le désordre, en commençant par la fin. Chaque saynète débloquée vous guidera alors vers un autre cadavre, et ainsi de suite, jusqu'à déverrouiller toutes les phases d'un même chapitre, et d'enfin pouvoir faire carburer sa cervelle ramollie. Le rythme parfois imposé par Lucas Pope n'est à ce titre pas toujours des plus évidents, puisque la découverte d'une nouvelle partie vous oblige rapidement à devoir la visionner en intégralité avant de pouvoir se poser un peu.

D'abord invisibles à vos yeux d'assureur pointilleux, les corps ne se révèlent qu'après avoir suivi une trace nébuleuse qui vous contraint dans votre exploration et votre réflexion, ce qui, à la longue, finit par s'avérer un brin frustrant, surtout lorsqu'un chapitre s'étale dans la longueur. Qu'importe au final : après tout, les devinettes de l'Obra Dinn deviennent bien vite extrêmement retorses, et il va vous falloir faire preuve de patience et d'un sens de la déduction hors du commun pour noircir les pages de votre journal. Vous l'aurez deviné : chaque mort élucidée procure ainsi une satisfaction authentique et entière, de la même trempe qu'un The Witness, c'est dire. Et si nous nous garderons bien de dévoiler une quelconque partie de l'intrigue, sachez que le rythme des révélations est mené de main de maître, et que le dernier tiers fait monter la sauce à une cadence exponentielle qui ne fera plus lâcher le jeu jusqu'à son dénouement.

Les trois coquillages

C'est d'ailleurs là la grande force à double-tranchant du nouveau jeu de Lucas Pope : avoir suffisamment d'estime pour laisser le joueur gamberger, quitte à le voir se casser inlassablement les dents sur un chapitre velu dont la solution lui échapperait encore et toujours. C'est qu'il faut parfois avoir sacrément avancé pour comprendre de quoi il retournait auparavant ! Fort heureusement, le jeu respecte assez son public pour ne pas lui tendre de pièges assez fourbes pour mettre à mal son exigence. Le plan du bateau s'avère à ce titre particulièrement salvateur, puisqu'il vous permettra de savoir qui était censé se trouver dans cette partie du navire au vu de sa composition. Fair play, le jeu valide vos théories dès lors que trois d'entre elles tiennent la route : de quoi permettre un peu de pif lorsque vous êtes certains d'avoir deux hypothèses correctes.

À ce titre, le style visuel si particulier que nous nous étions bien gardé de mentionner jusqu'ici n'aide pas toujours. S'il confère à Return of the Obra Dinn un charme certain qui permet de se focaliser sur l'essentiel, son côté volontairement rétro n'aide pas vraiment à différencier entre eux tous ces barbus aux couvre-chefs identiques. Au pire, vous pourrez toujours profiter des différents filtres proposés pour vous remémorer la bonne époque de ces soirées passées à vous éclater les yeux sur votre micro-ordinateur flambant neuf. Comment ne pas terminer sans en placer une pour la superbe bande-son, minimaliste et intelligente, qui habille à merveille la narration, et faire preuve d'un peu de folie dans le choix des instruments employés, une énième preuve s'il en fallait encore une qu'aucun détail n'aura été laissé de côté.