D'abord lancé dans un projet de comics interactif sur son seul temps libre, le designer Jason Roberts finira par tout quitter (lui aussi) pour se consacrer à plein temps à un jeu qui deviendra finalement le puzzle game narratif et coloré que l'on découvre aujourd'hui. Respirant l'amour du travail à l'ancienne, Gorogoa se veut l'oeuvre très personnelle d'un jusqu'au-boutiste qui aura tout dessiné de bout en bout, à la main, consciencieusement. Mais parce qu'en 2018 il ne suffit plus de se réclamer d'une école pour en faire effectivement partie, Gorogoa se doit d'être joué pour être compris.

Quinque-Colors

S'il est en général assez difficile de parler d'une aventure narrative sans en dévoiler les principaux moments forts, il est encore plus déchirant de devoir mettre des mots sur cette expérience hors du commun. Concrètement, Gorogoa prend la forme d'une histoire interactive qui s'effeuille avec autant de grâce et d'émerveillement que votre douce moitié après plusieurs mois de cours intensifs. Démarrant dans une seule et unique case, le jeu va bien vite vous obliger à profiter des trois zones vides pour étendre d'une étonnante manière son univers singulier. Gorogoa va en effet vous inviter à progressivement le déshabiller pour multiplier les points de vues et les environnements avec lesquels interagir, bien que ceux-ci finissent toujours par se recouper d'une manière ou d'une autre.

Aux commandes d'un jeune garçon intrigué par la drôle de créature multicolore et fantasmagorique qui s'affaire sous ses fenêtres, le jeu vous emmène à la poursuite d'un artefact énigmatique nécessitant de rassembler cinq orbes de couleurs au travers d'autant de chapitres qui gagneront progressivement en longueur et en complexité. Au cours de ce voyage qui sème assez d'indices pour que les plus observateurs anticipent assez aisément son dénouement, le joueur ira de découverte en découverte, en explorant à la manière d'un point and click les quatre fenêtres distinctes pour tenter d'y déceler les éléments qui vous permettront de résoudre des énigmes particulièrement bien ficelées.

Papillon de lumière

Véritable voyage à travers le temps, Gorogoa vous oblige à penser différemment les relations qui peuvent exister entre différents éléments : chaque calque délicatement extrait vous plonge d'une seconde à l'autre dans une époque différente, mais qui finira à force de zooms et d'exploration à former un tout cohérent qui s'emboîtera une fois bien agencé devant vos yeux ébahis. Chaque tableau s'accompagne en plus d'une bande-son minimaliste mais merveilleusement efficace, qui modulera sa teneur en fonction de vos découvertes visuelles, pour finalement accompagner la narration de la plus belle des manières.

Et l'on s'étonnera finalement assez peu de connaître l'admiration de Jason Roberts pour Jonathan Blow, dans la mesure où le jeu parvient à vous prendre par la main et à vous expliquer son concept avec une aisance et un naturel déconcertant. A l'instar d'un certain The Witness ô combien cher au coeur de votre serviteur, les mécaniques de Gorogoa, qui dépassent pourtant l'entendement, se domptent très vite, pour peu que vous permettiez à votre cerveau d'ouvrir grand les vannes du surréalisme. Les énigmes les plus poussées réclament un sens de l'observation et du timing qui pourraient venir d'une autre planète, tant le jeu prend un malin plaisir à envoyer valser bon nombre de conventions, en poussant la logique encore plus loin qu'Echochrome ou du plus récent Monument Valley.

Je crois à mon étoile

Alors oui, malgré cette avalanche de superlatifs et de qualificatifs hallucinés, Gorogoa ne saurait être parfait du fait de sa brièveté, qui dépendra finalement de votre capacité à comprendre la logique intrinsèque de son fonctionnement. Les moins observateurs pourront en effet passer plusieurs dizaines de minutes à tout passer en revue avant de trouver l'illumination salvatrice qui leur permettra d'avancer. Pour les autres, l'aventure se bouclera en deux petites heures, ce qui laisse largement de quoi s'enquiller l'aventure en un seul et unique run, histoire d'en profiter pleinement.

Mais malgré son évidente évanescence, l'expérience se laissera parcourir sans aucun mal une seconde fois, pour mieux relier entre eux les différents éléments qui ne prennent pas toujours un sens très clairs lorsque l'on est occupé à zommer et dézoomer dans quatre fenêtres différentes pour chercher. Le second run sera l'occasion de vérifier si besoin que la mécanique est sacrément bien huilée de bout en bout, et que même avec si peu de commandes en jeu, l'interface demeure intelligente et agréable, permettant notamment d'agrandir la portion choisir d'un simple double-clic, pratique pour ceux qui auraient désactivé la surbrillances des éléments avec lesquels ont peut interagir. Cette semi-assistance permettra en tous cas de mettre Gorogoa entre toutes les mains, même celles des non-joueurs. Et ce n'est certainement pas parce que l'on sait sur quoi cliquer que la résolution d'une énigme s'impose d'elle-même... Voilà bien la preuve, s'il en fallait encore une, qu'Annapurna vise le coeur à chaque fois.