Testé à partir d'une version import japonaise

Cette ambitieuse aventure débute sur double écran, Level-5 ayant finalement décidé de scinder Ninokuni en deux itérations : Shikkoku no Madoushi prévue dès l'origine sur DS et Shiroki Seihai no Joou destinée à la PS3. Forcément la mouture de salon (à paraître courant 2011) offre un rendu plus proche des films de Ghibli, mais on aurait tort de considérer le cru portable comme un simple hors d'oeuvre. D'emblée, les séquences animées donnent le ton. S'il subsiste quelques artefacts de compression vidéo, la beauté étincelante de ces scènes rappelle immanquablement les oeuvres d'Hayao Miyazaki. Non pas que Level-5 ait à rougir de ses précédentes prestations en la matière, Professeur Layton et Inazuma Eleven en tête. Toutefois l'illustre coup de pinceau du Studio Ghibli donne davantage de profondeur et, paradoxalement, de candeur à ces personnages. L'impression d'assister à un court-métrage estampillé « Djibili » est renforcée par la partition de Joe Hisaishi.

Musique maestro !

Car ici non plus, on n'a pas lésiné sur les moyens, un véritable orchestre symphonique interprétant la plupart des musiques. J'insiste, pas de vulgaires synthétiseurs, il s'agit de vrais instruments en métal, crin et en bois. Et pour une fois, leurs sonorités très pures ne souffrent pas d'une compression à outrance. Encore heureux, tant le contraire aurait été indigne du retour de l'immense Hisaishi San sur la scène vidéo ludique. Le thème de la carte dans Tengai Makyou II : Manji Maru avait en effet marqué les esprits, ou plutôt les oreilles grâce au Super CD-Rom² de la PC Engine. Avec Ninokuni, notre homme peut faire l'étalage de toute la virtuosité qu'on lui connaît, en alternant les morceaux épiques et les harmoniques contemplatives. Tout juste regrette-t-on que certaines compositions semblent un peu brèves, de sorte que la boucle tourne trop rapidement. Faut-il y voir une conséquence de ses habitudes cinématographiques ou de l'espace limité de la cartouche ?

On penche pour la seconde, une hypothèse confirmée par le peu de dialogues « parlés ». Dommage, compte tenu de la qualité exceptionnelle des doublages, décidément trop rares à l'instar des séquences animées. Ils n'en restent pas moins amplement suffisants pour poser le décor, et quel décor ! Conscient des limitations techniques de la DS, Level-5 a restreint l'usage de la 3D aux déplacements sur la carte et aux personnages, « cel-shadés » en l'occurrence. Les environnements reviennent à notre 2D bien aimée, tellement mieux adaptée à la finesse du trait de ces sublimes tableaux. Surtout que de multiples artifices ont été mis en oeuvre afin de les rendre vivants. Subtiles animations par-ci, parallaxes par là, ces décors varient constamment les points de vue, certains occupant les deux écrans. Ninokuni peut carrément se targuer de faire de l'ombre à Dragon Quest IX, certes technologiquement un chouïa plus abouti, mais aussi moins affirmé artistiquement parlant.

Watashi wa Oliba

Bon, maintenant que l'on a fait le tour de la vitrine du propriétaire, poursuivons cette dissection méthodique de notre RPG avec sa moelle, c'est-à-dire son scénario. Sortez les mouchoirs, puisque l'histoire débute par la mort ô combien tragique de la mère du héros, Oliver. Pleurant à chaudes larmes sur la poupée de chiffon qu'elle lui avait offerte, le garçonnet ranime un intriguant farfadet prénommé Shizuku, qui sommeillait jusque là sous le tissus. Et ce truculent nabot - avec une lanterne en guise de piercing nasal - lui révèle l'existence d'un monde parallèle, où sa chère maman pourrait bien être ressuscitée. Seulement pour s'y rendre, Oliver devra apprendre la magie, grâce à un mystérieux grimoire...

Ce pitch à mi-chemin entre L'Histoire Sans Fin et Le Voyage de Chihiro débouche sur une épopée à la structure globalement classique. De l'évolution des moyens de locomotion au passage obligé par le casino, Level-5 y va de tous les poncifs du genre, non sans une certaine complicité avec le joueur. Inutile de rappeler que le studio s'est chargé des derniers Dragon Quest en date... Cependant à l'image de la célèbre saga, l'écriture n'est pas avare en coups de théâtre et autres péripéties, notamment celles qui jouent sur les interdépendances d'une dimension à l'autre, façon Chrono Cross. Et la contribution du studio Ghibli se manifeste à travers le formidable Character Design, une pléiade de personnages bien plus travaillés que ceux que l'on a coutume de rencontrer. Car ce conte ne s'adresse pas qu'aux enfants, en témoignent sa conclusion aigre douce et les diverses interprétations qui en découlent.

Une invitation à la lecture

La trouvaille fondamentale de Ninokuni réside toutefois dans ce fameux grimoire, complément indispensable du jeu. Cet objet de papier et de carton, d'excellente facture en prime, renferme en effet la liste des runes. Comme bien d'autres avant lui, il s'agit de dessiner des symboles qui correspondent à différents sorts. Lévitation, boule de feu ou portail entre les deux mondes, ces magies sont pour certaines utilisables lors de combats, mais servent avant tout à résoudre des énigmes. L'expertise de la fabrique des Professeur Layton dans la discipline n'est plus à démontrer, même si dans ce cas précis, un soin tout particulier a été porté sur le rôle de « Guide Book » du livre. Ce dernier cache ainsi la réponse à moult devinettes, noyées parmi les récits de légendes.

Une belle parade au piratage usitée depuis des lustres, si ce n'est que cette fois, consulter régulièrement le bouquin introduit une expérience inédite de lien entre le matériel et l'immatériel. Indubitablement, ce grimoire constitue un trésor d'informations absolument vitales pour l'avancée, et même un trésor tout court : une table de traduction des idéogrammes de « l'Astram » (une langue inventée pour l'occasion), un atlas des vastes contrées de cet univers, un recueil des objets doublés de conseils d'alchimie, sans oublier le bestiaire ! Tous les monstres que l'on croise peuvent en effet être recrutés, en interprétant des mélodies à leur goût, comme on charme un serpent. Tiens donc, n'y aurait-il pas du Pokémon - ou plus exactement - du Dragon Quest V derrière tout ça ?

Imagine moi un Imagine...

Oui et non... Si les personnages principaux prennent part aux hostilités, leur fonction se résume plutôt à du soutien, bien que les invocations d'Oliver comptent parmi les attaques les plus dévastatrices. Par exemple, seule la jeune blondinette Maru est capable d'amadouer les bestioles. Du coup, ce sont davantage ces créatures qui se chargent de rosser leurs congénères, au tour par tour, dans le plus pur style "DraQue". On les nomme d'ailleurs « Imagines », une appellation expliquée par leur vocation à évoluer en formes distinctes selon nos choix, à mesure qu'ils gagnent de l'XP. Il est également possible d'en capturer des versions déjà plus matures, une aubaine pour la collectionnite. Cette activité recèle une richesse inattendue, chaque Imagine étant plus ou moins unique.

Comprenez qu'au sein d'une même race, les statistiques, les aptitudes, les affinités/faiblesses élémentaires et par-dessus tout le nombre de slots d'équipement varient. Dans ces conditions, il va sans dire que dégotter la perle rare n'a rien d'une mince affaire. D'autant qu'il faudra les bichonner pour couronner le tout, en les gavant de délicieux mets récoltés ou concoctés grâce au facétieux « démon de la lampe d'alchimie ». Une entreprise de longue haleine qui s'étend largement au-delà de la quête centrale. En outre, l'option sans fil permet de se mesurer à ses amis, ou de leur envoyer des Imagines. Perspective qui s'étend au Nintendo Wi-Fi, avec de sacrées terreurs à télécharger exclusivement en ligne.

L'histoire sans fin ?

D'autre part, l'ultime challenge de ce périple se trouve dans une tour colossale où crèchent les pires monstruosités. Evidemment, l'élevage de bestiaux suffirait à garantir une solide durée de vie à Ninokuni. Or le programme des réjouissances ne s'arrête pas là. Soigner les coeurs blessés au fil de l'aventure suscite de très nombreuses missions annexes (une bonne centaine), répertoriées à la guilde du coin. Et ici encore, des missions téléchargeables supplémentaires sont (et continueront d'être) proposées en ligne, une recette dont l'efficacité n'est plus à prouver pour rassasier les aventuriers boulimiques. Seul bémol car il en faut bien un, ces tâches ne sont pas ouvertes à la coopération, alors que l'on aurait tant aimé partager un tel bonheur.

En somme, on a bien peu de choses à reprocher à Ninokuni. Fruit de ce rapprochement si logique entre Level-5 et Ghibli - en tout cas davantage que celui de Square Enix et Disney par le passé - la naissance d'une oeuvre d'exception semblait écrite d'avance. Alors on pourra fustiger sa relative timidité du côté des innovations. Le studio nippon se contente ainsi d'additionner les concepts éprouvés du genre, y compris ses propres recettes. A l'exception évidemment de l'utilisation du grimoire, promu compagnon de route irremplaçable de cette aventure. Toutes ces composantes, harmonieusement réunies, forment le socle idéal pour accueillir cette épopée à la hauteur des films d'animation estampillés Ghibli. Eh oui, rien que ça. Bizarre soit dit en passant que cette production taillée pour le public nippon ait connu un départ si mitigé. Espérons que cela n'augure pas d'un destin comparable à celui d'Okami, ces deux oeuvres partageant le même degré d'accomplissement artistique et ludique, pas nécessairement synonyme de succès commercial, on le sait. Mission par conséquent accomplie avec brio pour Level-5, qui prend au passage une nouvelle envergure et démontre que le J-RPG peut encore nous émerveiller...