C'était un moment pénible à traverser comme il en existe rarement dans cette industrie. L'annonce officielle avait plongé un nombre incalculable de joueurs dans un chagrin inconsolable mêlé de colère noire. Par l'intermédiaire d'un communiqué rédigé avec une extrême pudeur, Sega venait de notifier sur son site web la fin de la commercialisation de la Dreamcast. Les dirigeants de Sega donnaient le sentiment d'avoir entrouvert les portes d'un abîme où l'urgence d'une situation inconcevable devait être gérée avec sang-froid.
 
Le roi est mort vive le roi ! C'était en substance le message d'espoir que le fabricant adressait à ses nombreux fans déboussolés en signalant sa reconversion comme éditeur agnostique. L'assurance de pérenniser sa prestigieuse signature et de casser la morosité ambiante. La face publique était plus ou moins sauvée, mais que d'électricité et de fissures en arrière-plan ! Après une brève période de flottement pendant laquelle Sega nettoya son passif, le constructeur déchu musclait son discours pour signifier son retour au premier plan. Désormais, Sega dépassera son précarré de fidèles pour s'adresser à toutes les catégories de joueurs. La promesse de lendemains qui chantent...
 
Sauf que la grenade dégoupillée n'avait pas réellement explosé à la face des fans de la première heure. Ce fut véritablement le choc redouté lorsque le logo bleu océan de Sega s'afficha sur consoles Sony et Nintendo. La prise de conscience était violente, l'équivalent d'une double peine. Et ce profond ressentiment s'appréciait différemment sur GameCube et PlayStation 2. À l'endroit de Sony, il n'y avait que rancoeurs et hostilité nées d'une console plébiscitée sur un malentendu que la formidable force de frappe marketing du géant de l'électronique gomma par de lointaines promesses. A contrario, le clivage Sega/Nintendo reposait sur une mécanique historique redoutable, faite d'une rivalité saine. Ce duo des contraires générait du positif. Chacun avait tiré de cet antagonisme un profond respect de l'autre.
 
 
Mais ce torrent d'émotion aussi respectable soit-il, avait quelque peu inhibé la mémoire des fans. Du moins des plus anciens. En pleine bataille Master System/Nes, des pièces maîtresses du catalogue de jeux Sega avaient déjà été adaptées chez l'ennemi intime. Et pas des moindres : Shinobi, After Burner, Alien Syndrome... Cette impertinence reposait-elle sur une stratégie d'ouverture à la concurrence ? Balayé aux USA comme au Japon (l'Europe était négligée par Nintendo), l'avenir du statut de fabricant semblait déjà en sursis, cette politique commerciale faisait donc sens.
 
C'était vite oublié Tengen, le bras armé d'Atari et accessoirement l'enfant terrible de cette industrie. L'éditeur par qui le scandale arrive, faisant fit des règles les plus élémentaires au bénéfice d'intérêts bassement financiers. À cette époque, la filiale d'Atari était spécialisée dans la localisation de jeux en provenance du Japon. Des éditeurs tels que Namco, Sunsoft avaient signé des accords pour la transposition sur console NES de leurs titres à destination des États-Unis. L'avidité démesurée de Tengen conduisit l'éditeur indélicat à transgresser la politique éditoriale de Nintendo, appelée 10NES. Celle-ci consistait à plafonner la production de jeux vidéo sur la console star du fabricant. Obsédée jusqu'à l'excès de préserver l'intégrité du marché face à la menace d'un possible nouveau crash, Nintendo avait verrouillé la concurrence.
 
 
Les tentatives de contestation judiciaire se soldèrent par un échec. Tengen opta donc pour l'illégalité. Sans aucune licence éditoriale obtenue de la part de Sega et encore moins de Nintendo, la filiale d'Atari publia Shinobi sur NES en 1989. Exclusivement destinée au marché nord-américain, cette version réussissait l'exploit d'être inférieure à l'originale publiée sur Master System. Étant donné que le format 8bits de Sega faisait de la figuration aux États-Unis (à peine 4% du marché US), et que la présence du fabricant sur ce territoire était encore embryonnaire (pas de siège), le fabricant japonais n'agira pas dans l'immédiat. Une aubaine pour Tengen qui se dépêcha de lancer d'autres jeux (After Burner...). Le logo de Sega ne s'affichait pas réellement avant le démarrage des jeux NES développés illégalement par Tengen. L'écran titre mentionnait un prudent "copyright Sega" (en lieu et place de "licensed by Sega") afin de déjouer un probable procès.
 
 
Avant que l'initiative de Tengen ne tourne au règlement de compte judiciaire avec le constructeur nippon, les plus anciens d'entre les joueurs avaient ainsi pu jouer à des jeux Sega sur une console concurrente, et ce dès la fin des années 80. Une situation caustique et malheureusement auto-réalisatrice vingt ans plus tard...