Big Daddy

 

 

 

 

 

I) Des symboles qui font sens

La politique et Rapture


 

Une belle image du chaos, l'alliance de deux contraires : le feu et l'eau

Parmi la foule de thèmes abordés par Bioshock, il en est un qui semble se démarquer du lot. C'est celui de la politique. Clef de voûte du jeu, l'aventure sous-marine ne cessera de poser aux joueurs, de différentes manières et sur différents aspects, la question du politique.

Bioshockplace en effet ledit sujet au centre de sa réflexion. Rapture, la cité dans laquelle votre personne (Jack) va devoir survivre est le symbole même, si ce n'est l'incarnation, d'une idéologie. Entre la cité idéale de Platon et la démagogie de bas étages digne des politiciens les moins respectueux, Rapture cherchait en premier lieu à incarner un rêve. Matérialiser un paradis terrestre, échapper aux clivages, tentions, traitements de faveur et compagnie.

D'une rive à l'autre

Il est amusant de noter qu'une des toutes premières images que Jack, jeune homme promu  à une brillante carrière (selon ses parents précise-t-il), voit lorsque son avion s'échoue en pleine mer est celle d'un phare. Il fait nuit, une nuit sombre comme l'ébène. Au milieu de cette obscurité profonde, notre pauvre Jack, entouré de flammes se répandant sur l'eau à cause du kérosène, nage jusqu'à la rive entre les débris de l'avion.


 

Rien qu'à ce stade du jeu les éléments symboliques sont forts. La nuit opaque, vers laquelle se rend Jack, incarne à merveille ce futur trouble dont on ne sait rien, ces lendemains qui nous laissent penser que tout est possible. Les débris et les flammes, figures du chaos, nous renseignent sur le monde que laisse Jack. Un monde rongé par les parasites, amas de débris, ombre de lui-même. Jack nage avec difficulté dans ce fluide informe pour aller de l'avant, se battre pour s'en extraire ou du moins rester en vie. Une véritable métaphore de la vie se joue dans cette première scène, jouable, de Bioshock. Jack surnage dans ce stade intermédiaire qui le sépare de la vie, état fébrile qui est encore le sien, et de la mort, inéluctable si l'on ne fait rien.

Cette image du chaos, cette symbolique forte, tous ces éléments rappellent aux amateurs de Jules Verne une scène de 20 000 lieues sous les mers. Pierre Aronnax, narrateur et scientifique, ainsi que son domestique se retrouvent à l'eau lorsque leur bateau, l'Abraham Linclon, se voit détruit par le Nautilus, première rencontre. Les deux hommes ne savent pas ce qu'ils vont devenir. La scène se produit la nuit, les débris du bateau entourent les protagonistes, la symbolique est tout aussi frappante. Le rapprochement avec Jules Verne n'est pas absurde lorsque l'on découvre, dans les décors du jeu, bien des aspirations verniennes.

Avancer malgré le doute

Mais revenons à Jack, vers quoi avance-t-il ? Il quitte un vieux monde, cette Amérique qui ne tient plus que dans les débris de l'avion quasiment coulé, pour atteindre un phare. Un phare illuminant la noirceur ambiante. Un phare diffusant sa lumière comme on lance un appel, comme un guide (sa fonction première) montrant le chemin. « Ta destinée est par ici » semble-t-il dire à Jack. Dans cette utopie que dissimule cette lumière aveuglante.

Jules Verne était cité quelques paragraphes plus haut. On pourrait tout aussi bien mentionner quelques mots de Chateaubriand tant la situation initiale du premier Bioshock est proche des phrases qui vont suivre extraites du premier volume (Collection Quarto) des Mémoires d'outre-tombe : « Je me suis rencontré entre deux siècles comme au confluent de deux fleuves ; j'ai plongé dans leurs eaux troublées, m'éloignant à regret du vieux rivage où je suis né, nageant avec espérance vers une rive inconnue ».


 

François-René de Chateaubriand

Une histoire de propagande


 

Statue d'Andrew Ryan

Autre symbole frappant, dès l'entrée de Jack dans le fameux phare, c'est la gigantesque statue d'Andrew Ryan, le milliardaire, idéologue à ses heures perdues, à l'origine de Rapture. C'est de lui que vient cette idée d'une citée sous-marine dans laquelle devait se développer une société idéale. Pour rendre un ultime hommage à l'homme, une énorme statue vient se nicher au-dessus du grand escalier fractionné en étages que Jack va descendre. Elévation de l'individu au statut de demi-dieu (ou Dieu, pourquoi pas ?), Ryan renoue avec la tradition du culte de soi tant visible chez les dictateurs.

Statue de Kim Il-Sung (Corée du Nord)

Dans la lignée de la statue de Saddam Hussein à Bagdad, montrant la voie au peuple par un bras déployé et ferme, des statues de Kim Il-Sung en Corée du Nord portant le fondateur de la République Populaire au rang d'homme éclairé et sage, on trouve donc Andrew Ryan et sa statue trônant en haut de ces escaliers menant à Rapture et sa tentative de société idéale.

Des banderoles et un univers paisible

Affiche de propagande nazie

A côté de cette statue gigantesque, des banderoles sont accrochées aux murs avec des couleurs chaudes et des slogans chocs. Aussi courts que percutants. On peut lire sur une grande banderole rouge située au niveau du torse de la statue de Ryan, « No gods or kings. Only man. », « Ni Dieu, ni Roi. Le pouvoir à l'homme » lira-t-on dans la traduction française. Là encore, seconde manifestation symbolique d'un régime dictatorial : l'utilisation abusive de slogans. Hitler décrivait à merveille, avec une justesse et une pertinence déconcertante, dans Mein Kampf le fonctionnement de la propagande. Un message court, simple (autrement dit facilement compréhensible), à marteler autant que possible. Une méthode que l'on retrouve aujourd'hui chez les publicitaires, les idéologues et plus largement les politiciens lors des campagnes (« Yes we can » etc.).

Il est intéressant de noter que durant ces prémisses du jeu, lors de la découverte de ces symboles, le joueur entend en fond sonore une orchestration de La Mer de Charles Trenet. Musique douce et innocente comme Trenet savait si bien en faire. Cette mélodie amène le visiteur à se détendre, se relaxer. Ce nouveau monde n'est qu'innocence et douceur, c'est rassuré par cette petite musique, comme l'enfant dans son landau, que Jack pourra recevoir les divers messages l'entourant.

Ainsi, l'idéal vers lequel tend notre cher Jack se dessine petit à petit. Un idéal qui s'éloigne de la cité idéale de Platon pour se transformer petit à petit en une société régie et gérée par un homme, roi absolu, entretenant son modèle à coups de propagande (statue, banderoles).

II) Une réflexion pessimiste

Un modèle pour une société idéale

Là où Bioshock nous touche le plus, c'est indéniablement dans l'analyse politique que le jeu fait des dernières décennies. La question est on ne peut plus simple, mais diablement épineuse, « Quel modèle pour une société idéale ? ». Répondre à un tel problème est presque aussi difficile que de dire si Dieu existe ou pas.

Pour commencer, Bioshock nous propose une analyse des différents modèles sociétaux. Lorsque Jack rentre dans un ascenseur qui le conduira à traverser l'océan et découvrir Rapture sous les eaux, notre héros écoute un petit discours de propagande sortant des haut-parleurs. Andrew Ryan, le créateur mégalomane, explique succinctement sa vision des choses. Analyse rapide et lapidaire.

Ryan pose dès le début du petit film la question délicate du travail et du paiement au sens large du terme. En gros, à qui revient le produit du labeur du travailleur ? Ryan sous-entend par là « au travailleur ». A qui d'autre en effet ?

Critiquer les modèles existants

Seulement, en partant de cette question simple et un brin racoleuse, Ryan va s'amuser à descendre en flèche tous les modèles de société que l'homme a connu jusque là. Ou plus précisément toutes les « institutions » qui selon lui volent le travailleur.

Image extraite du film de propagande de l'ascenseur

L'Eglise s'approprie le produit du travail de l'homme en disant que ce dernier revient à Dieu ; le Capitalisme, lui, dit qu'il revient au gouvernement ; le Communisme, au peuple. Autant de modèles qui ne respectent pas l'homme et le dur labeur qu'il accomplit. Le résultat de son travail ne lui revient jamais. Il doit subir des autorités supérieures, des intermédiaires.

C'est ainsi, après avoir descendu ces modèles, qu'Andrew Ryan propose une société idéale. Une société où le travailleur est le véritable bénéficiaire de son travail, où les scientifiques peuvent effectuer des recherches sans contraintes émanant d'une quelconque éthique. Bref, une liberté totale de création, de travail, proche de l'autogestion à certains moments.

Une utopie centrée sur l'homme individuel

Ryan met en place une utopie où seul compte l'homme et ce qu'il produit. Plusieurs influences peuvent être relevées en lisant un tel propos comme les tentatives d'entreprises autogérées par les ouvriers fin XIXème siècle/début XXème (une conception du travail émanant de penseurs anarchistes/communistes) ou l'utopie de Thomas More évoquant sa société parfaite, sans injustices. Bizarrement, du moins par rapport à la question des artistes qui eux aussi bénéficient d'une liberté de création (c'est véritablement l'idée centrale de la pensée de Ryan), la cité de Rapture s'éloigne grandement de la cité idéale de Platon décrite dans La République. Pour le philosophe grec, le mieux est d'accepter un temps les artistes avant de les chasser de la cité. L'art étant un élément pernicieux dont il faut se méfier.

Platon

En résumé, un questionnement, une analyse et la proposition d'une société idéale. Le déroulement est simple mais déroutant, encore une fois comme toute démagogie. Il est d'ailleurs amusant de noter le contraste qui existe entre d'un côté le culte de la personne de Ryan, se manifestant par la statue autant que par le film de propagande (dont il effectue la voix-off), et le message politico-social qui consiste à placer l'homme au centre de cette organisation originale, seul maître de sa propre vie. Un paradoxe bien connu des régimes dictatoriaux, louant le chef et évoquant en même temps une politique pour l'homme.

III) Un bilan catastrophique

Un monde chaotique

Tout pourrait être merveilleux et fantastique (enfin presque) si Bioshock s'arrêtait là, seulement cette exposition d'un modèle idéal n'est que le prélude d'une longue et lente descente aux enfers. Jack va devoir affronter une tripotée de monstres, des situations alarmantes, faire des choix cruciaux et tenter de sortir à tout prix de cet enfer qu'est en réalité Rapture, citée de tous les vices et des mutations les plus amorales et violentes.

Là où Bioshock est pessimiste, c'est tout simplement dans le constat que le joueur effectue une fois le jeu terminé. Fontaine, l'un des opposants à Ryan ayant provoqué une véritable guerre civile qui a conduit Rapture à devenir le chaos que l'on connait, tué c'est tout un idéal qui meurt. Que reste-t-il de cette société idéale ? Rien, juste quelques dégénérés, des cadavres et une vague odeur de mort.

Une société idéale qui n'existe pas

Au final, Andrew Ryan n'a pas su mieux faire que les modèles qu'il avait tant critiqués au tout début de l'aventure. On serait même tenté de dire, au contraire. Scientisme halluciné conduisant à la création de monstres, formation de groupes de drogués accros à l'Eve (la drogue de Rapture), société violente où le rapport de force est premier et unique. Ryan a tout raté. Qu'en retire le joueur ? Un douloureux sentiment de pessimisme. Les modèles du passé ont montré leurs limites, celui de Ryan aussi. La société idéale n'existe pas.

Bioshockpremier du nom semble nous dire, en se terminant au milieu des cadavres, que tout idéal peut être dangereux et qu'il faut garder à l'esprit qu'un modèle est bien souvent inaccessible même si nécessaire à la bonne marche de la société. Un peu comme Kant, il faut garder à l'esprit que l'homme doit « tendre vers » et non chercher à reproduire un modèle dans le moindre de ses détails. Pessimiste mais réaliste, on quitte Rapture un peu plus triste.


PS : Pour finir sur une note joyeuse, voici une vidéo de la « bonne fin» de Bioshock. Après avoir démonté les grands systèmes politiques du passé, celui du présent (l'Utopie de Rapture), le jeu se termine sur une fin mettant l'accent sur la famille. Comme si la famille était au fond le seul "groupe" dans lequel l'homme trouve la paix. Une telle fin fait fortement écho à une des réflexions de Victor Hugo dans Choses Vues, un ouvrage très dense dans lequel l'écrivain affirme que la famille est la base même de la société et donc qu'il faut la préserver pour cette raison (et pour d'autres bien entendu).

L'article d'origine : https://levelfive.fr/index.php?option=com_content&view=article&id=187:chronique-bioshock-360&catid=25:360&Itemid=28

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