Cologne terminé, à peine le temps de rentrer chez moi, défaire ma valise, aller courir une après-midi dans le bois de Vincennes et me coucher dans l'herbe au bord du lac qu'il faut que je reprenne le train pour Londres. C'est le début des sessions d'enregistrements de la musique de HR dans le prestigieux studio de Abbey Road. J'y vais avec mon assistant Steve qui va superviser l'intégration de la musique dans le jeu.
Arrivé la veille, on va faire un tour devant le studio par curiosité. Une petite rue banale dans un quartier résidentiel. Une vingtaine de gens à 10 heures du soir en train de se photographier sur un passage piéton. On est bien au bon endroit...

Suspense le lendemain matin : Norman Corbeil le compositeur a repoussé son avion en provenance de Montréal pour avoir plus de temps pour terminer l'écriture des dernières cues (plus de 100 au total pour près de 75 minutes de musique symphonique...). S'il a le moindre problème, il va y avoir 75 musiciens à l'attendre...

Le suspense est de courte durée. Normand est dans le jardin du studio en train de boire un café en nous attendant. Il n'a pas beaucoup dormi, il n'a pas pu tout terminer, mais il a prévu des finir les dernières partitions dans sa chambre d'hôtel entre les séances d'enregistrement (quatre jours de prévus en tout).

Un mot sur Abbey Road, lieu mythique où outre les Beatles ont été enregistrées les soundtracks de quantité de films dont Lord of the Rings. Je découvre le studio où nous allons enregistrer. Une grande salle, 75 pupitres en place, une estrade pour le chef d'orchestre, une odeur de vieux bois, une acoustique en apparence neutre, sans résonnance, ce qui est surprenant pour un espace de cette taille. Cette salle a été transformée en studio d'enregistrement en 1931, ce qui en fait le plus ancien studio dédié au monde.

Les musiciens arrivent les uns après les autres. Je m'installe face à l'orchestre, derrière Normand qui va diriger. Un grand ensemble de cordes, cuivres, percussions, une harpe, un piano. Les partitions sont déjà sur les pupitres, plusieurs mois de travail d'écriture, plusieurs jours d'enregistrement, à peine plus d'une heure de musique au final.

A l'heure prévue, tout le monde est en place, l'archet suspendu sur la corde. Le moment de la première note de HR. Je retiens mon souffle. Je me demande ce qui va se passer, si je vais aimer ce que je vais entendre, si je vais ressentir quelque chose. Si pendant tous ces mois on s'est complètement trompé ou pas.

Les premières notes me collent la chair de poule. Le thème d'Ethan emplit le studio, émergeant avec émotion du souffle des cuivres et du frottement des cordes. Ethan naît pour la troisième fois, d'abord par l'écriture, ensuite par l'image, maintenant par sa musique. Ce thème va donner sa couleur à l'histoire d'Ethan. L'espace d'une seconde, je repense au chemin qui m'a conduit ici à écouter un orchestre symphonique, seul auditeur face à 75 musiciens. Une idée, une envie, du travail, parvenir à partager une vision, travailler encore, réunir 200 personnes, convaincre encore, convaincre toujours, pour arriver ici à cet instant à écouter la musique de mon histoire. Drôle de parcours. Je n'échangerais ma place pour rien au monde.

 
Studio d'enregistrement d'Abbey Road

Les cues s'enchaînent, on fait différentes versions, plus fort, moins fort, avec plus de cuivres, moins de cordes. Les musiciens n'ont jamais répété ensemble, ils découvrent la partition pour la première fois et l'interprètent directement. L'orchestre est organisé comme une petite armée, avec des chefs de pupitres par section et le premier violoniste qui est l'intermédiaire entre le chef d'orchestre et l'orchestre. C'est lui qui fait la police quand c'est nécessaire pour ramener le silence, c'est lui qui donne l'intention d'après les instructions du chef d'orchestre.

Ce que j'entends me surprend par les couleurs différentes, la richesse, la vie et l'émotion qu'il y a dans chaque note. L'orchestre est capable de murmurer avec une douceur incomparable et la seconde d'après de faire monter toute sa puissance sans jamais devenir assourdissant. On a de plus en plus rarement de chances d'entendre de vrais orchestres symphoniques live, tant la musique classique est remplacée pour beaucoup par d'autres types de musiques. Allez écouter un véritable orchestre si vous ne l'avez jamais fait. Vous comprendrez de quoi je parle (bon, à défaut, écoutez la musique de HR, ça sera déjà un premier pas...).

A peine deux jours et je décide de rentrer. L'enregistrement se déroule très bien sans moi, je n'ai pas été à Quantic depuis bientôt dix jours et une tonne de problèmes m'attendent au bureau... Je laisse quelques instructions à Steve pour la fin des enregistrements et je repars prendre mon train la mort dans l'âme. J'aurais adoré rester là à écouter l'orchestre à deux mètres de moi et n'en rater aucune note, discuter avec les musiciens et avec Normand de savoir s'il fallait jouer Piano ou Mezzo Forte. Mais les jours jusqu'à la fin du projet sont maintenant comptés. Je dois faire le meilleur usage possible de mon temps.