L'héritage de Bioshock va bien au-delà des souvenirs de moments de jeux cultes. Ses finitions techno-artistiques et le culot de son récit en font un vivier d'influences.

La satire politique subversive

Les Bioshock mettent en scène de façon visuelle et narrative des thèmes très lourds propulsés à l'avant plan du gameplay là où dans d'autres jeux narratifs ils ne servent éventuellement que de background facultatif : le fanatisme des religions, la célébration de races supérieures, le culte du pouvoir et de la personnalité, la ségrégation raciale, le patriotisme virant au nationalisme... Aux dimensions politiques s'ajoutent également des approches philosophiques. Le premier Bioshock jongle ainsi avec les théories objectivistes de la philosophe Ayn Rand. La force et la faiblesse des Bioshock consistent à laisser un certain trouble quant à la position de l'auteur, Ken Levine, et donc le joueur, par rapport à des thématiques tantôt encensées tantôt dénoncées. Ainsi subversif, le jeu incite à la réflexion.

L'esthétique rétro steampunk

Bioshock n'a évidemment pas inventé cette tendance esthétique industrielle qui mélange passé et futur. Mais de l'apparence frappante des Big Daddies jusqu'aux détails des armes aux technologies batardes, du plus grand monument au plus petit détail d'un objet, les fulgurances visuelles de Rapture d'abord (son architecture et mobilier art déco détournés, ses machineries sans âge...), puis de Columbia ensuite (ses péniches/zeppelins, ses barges sur rails dans les nuages, ses mécanismes à poulies improbables...) imposent un monde unique, totalement fantasmagorique et pourtant crédible.

La narration par le décor et le son

Bioshock a poussé le principe de la narration par le décor et le son à son paroxysme. L'architecture intérieure ou extérieure, les monuments, statues, fontaines, lieux de vie ou de convivialité, chaque petit et gros détail informe le joueur sur le mode de vie de la population, puis sa destruction, en différé dans Rapture ou en direct dans Columbia. Et bien sûr le plus discret son, et la moindre note de musique, étaye ou prolonge ce que voit l'oeil : le petit violon qui gémit tout seul, les pleurs à distance, les musiques rétro sorties de gramophones, les crépitements des vieux projecteurs de films... Déjà exploités dans d'autre jeux, notamment les System Shock 1 puis 2 (avec la contribution du studio Irrational et Ken Levine) les enregistrements audios que le joueur collecte et écoute tout en jouant contribuent massivement non seulement à la compréhension ce qu'il s'est passé, mais à l'immersion grâce aux voix et aux bruits mécaniques produits par les machines.

La ville comme théâtre ultime de la dystopie

Là où la plupart des jeux mettent en scène littéralement, et de façon standardisée, la fin du monde en montrant des villes, des pays puis des planètes à feu et à sang et en ruines, Bioshock se concentre sur une ville et une seule. Le joueur cherche et ausculte dans Rapture et Columbia la racine du mal, le cancer idéologique qui, sous couvert peut-être de bonnes intentions collectives, va conduire à la chute de la civilisation. L'unité topographique d'une ville sous cloche, ou isolée dans les nuages, sert à la fois le gameplay ramassé et le propos étouffant : la quête de l'élitisme conduit à l'isolement, l'autarcie, la décadence puis l'autodestruction. Le récit muet ou off ajouté à la participation interactive vécue par le joueur sur place transforme l'exercice en démonstration à valeur symbolique planétaire.

Le blockbuster à controverses

Dans un long entretien accordé à un site américain l'année dernière (hautement recommandé aux bilingues), Ken Levine explique qu'un projet comme le premier Bioshock ne pourrait pas être monté dans l'économie d'aujourd'hui. Même auprès d'un éditeur comme Take-Two susceptible de faire confiance à ses studios et à ses auteurs au point de leur laisser toute liberté artistique (Levine ou les frères Houser avec les GTA).

Depuis les années 2010, l'univers original et surtout déconcertant - c'est à dire pas compréhensible en un regard ou une phrase - d'un Bioshock serait devenu commercialement suicidaire. Levine concède avoir délibérément choisi une jaquette susceptible de séduire un large public pour Bioshock Infinite (la version audacieuse se trouve au verso de la jaquette réversible !) là où celle du premier Bioshock osait encore prendre un risque artistique. Et si l'apparence des Bioshock est déjà étrange et risquée dans un blockbuster qui doit se vendre par millions pour amortir son budget, que dire des thématiques politico-philosophiques controversées sur lesquelles s'appuient Rapture et Columbia ?

Qu'il existe deux jeux phénomènes sous le label Bioshock est déjà une sorte d'anomalie dans le paysage standardisé des blockbusters trop coûteux du jeu vidéo. Déjà très rare, ce type de blockbuster risqué haut de gamme est en passe de s'effacer devant les productions moins couteuses de la scène indé. Le prochain projet de Ken Levine avec une équipe réduite à 15 personnes s'apprête suivre cette nouvelle route.