"Te reverrai-je un jour ?"

L'aventure de la famille de cette fillette avait commencé avec sa défunte grand-mère, qui partit du côté ouest du Courant Perpétuel avec son fils, qui avait alors l'âge de la fillette. Les Adeptes du vent ne marchent évidemment pas toute l'année. Pendant la saison où les vents sont particulièrement puissants, c'est-à-dire de la fin de l'automne au début du printemps, ils s'installent dans des villes éparpillées le long de la route et gagnent de l'argent en effectuant des tâches que les citadins refusent de faire eux-mêmes. Certains Adeptes choisissent de rester en ville, alors que d'autres au contraire emmènent des citadins avec eux quand ils se remettent en route au printemps. Les citadins concernés sont notamment les personnes dont ils sont tombés amoureux pendant le long hiver, les garçons qui rêvent de voyager ou les adultes las de vivre en ville.

Voilà les raisons pour lesquelles les citadins regardent les Adeptes du vent de façon confuse. La mère de la petite fille était une de celles qui avaient rejoint l'expédition à mi-chemin et la fillette pourrait dans quelques années tomber amoureuse de quelqu'un habitant dans une ville quelconque. Elle pourrait choisir de vivre en ville ou elle pourrait aussi bien inviter l'être aimé à la rejoindre sur la route. A ce moment-là, elle n'a aucune idée de ce qui l'attend.

Le père de la fillette l'appelle : « il est temps d'y aller ! »
Leur bref repas est terminé. Triste de partir, elle se lève à contrecoeur. Elle dit : « Quel dommage ! J'aurais aimé discuter plus. Mais nous devons arriver à la prochaine ville avant que la neige ne tombe. » Constamment exposées aux vents contraires, ses joues sont rouges et sèches, ses lèvres gercées, mais c'est avec un sourire radieux qu'elle souhaite un bon voyage à Kaïm. C'est le sourire serein de quelqu'un qui n'a absolument aucun doute sur le but de sa vie.

« Est-ce que je te reverrai un jour ? », demande-t-elle.
« Probablement » répond Kaïm en lui rendant son sourire dont la beauté est inégalable. Il est arrivé au milieu d'un voyage qui l'emmènera au-delà de l'extrémité ouest du Courant Perpétuel. Il se dirige vers le champ de bataille tel un mercenaire et le temps que la bataille à l'ouest soit terminée, un nouveau combat aura débuté à l'est. Ce sera un long et pénible voyage sans espoir. Quand il rencontrera de nouveau la fillette sur le chemin, le sourire de Kaïm sera emprunt d'encore plus d'ombres.

Peut-être comme un cadeau d'adieu, la fillette se met à chanter :
Ce vent, d'où vient-il ?
Où commence-t-il son voyage ?
Vient-il de l'endroit où la vie émerge ?
Ou commence-t-il là où la vie s'éteint ?

« Au revoir », dit la fillette en marchant péniblement, les cheveux dans le vent.

Dix longues années se sont écoulées quand Kaïm revoit cette jeune fille.

C'est le printemps, la prairie est parsemée de jolies fleurs blanches. Elle s'est mariée à un jeune homme qui travaille dans la confection et la cordonnerie dans une ville.
« C'est le troisième printemps que je passe ici », dit-elle en caressant affectueusement son gras ventre. Dans quelques jours, elle enfantera et deviendra mère.
« Et tes parents... ? », demande Kaïm.
Elle hausse les épaules et regarde vers l'est.
« Ils continuent leur voyage. Je suis la seule à être restée ici. »

Kaïm ne demande pas les raisons de son choix. Continuer le voyage est une façon de vivre et rester en ville en est une autre. Aucune n'est meilleure que l'autre. La seule réponse pour la jeune fille réside dans le sourire qui illumine son visage.

« Mais assez parlé de moi », dit-elle en le regardant avec méfiance.
« Vous n'avez pas changé du tout depuis tout ce temps. »
Pour Kaïm qui a mille ans, dix années ne représentent rien de plus qu'un changement de saison.
« Certaines vies sont ainsi », dit-il avec un sourire forcé.
« Certains personnes dans ce monde ne vieillissent jamais, quelle que soit la durée de leur vie. »
Il regarde la jeune fille devenue une femme et se repose la question : « Vivre à l'infini à travers les siècles : est-ce une bénédiction ou une malédiction ? »

La remarque de Kaïm tient à peine lieu d'explication, mais la fille la comprend apparemment.
« Si c'est le cas, vous devriez être celui qui va à la source du vent. Vous seriez un parfait Adepte du Vent », dit-elle. Elle a peut-être raison après tout : l'espérance de vie accordée aux humains est bien trop courte pour voyager contre le Courant Perpétuel afin d'atteindre la source.

Toutefois Kaïm secoue lentement la tête.
« Je ne suis pas qualifié pour ce voyage. »
« Quoi ? Tout le monde peut être un Adepte du Vent. Il suffit de vouloir voir de ses propres yeux où le vent naît. » Ayant affirmé cela, la jeune fille ajoute cependant avec une pointe de tristesse : « Personne n'a encore réussi... je crois ».

L'origine du Vent se trouve dans un lieu qui n'est nulle part. Même si, après un long voyage, une personne parvient à la source du Courant Perpétuel, le vent qui soufflera là-bas ne sera pas qu'un vent d'est, mais aussi un vent d'ouest, du nord et du sud : des vents sans limites, des vents infinis. Les êtres humains qui ne sont pas éternels osent faire ce voyage sans fin. Cela peut s'avérer être une tragédie ultime, ou bien une comédie ultime. Toutefois Kaïm sait que personne ne peut considérer ça comme un exercice futile.

« Et comment vas-tu ? », demande-t-il à la jeune femme. « Tu ne comptes pas reprendre ton voyage ? » Elle réfléchit pendant un instant et, caressant son gros ventre, elle penche la tête et dit : « Je me demande... je pourrais vouloir continuer à vivre ainsi pour toujours. Ou bien, je pourrais ressentir le désir d'atteindre la source du vent. »