Maîtres du jeu

Ultra détendu en surface et très présent sur Twitter depuis son départ d'Epic Games, Cliff Bleszinski contrôle plus ou moins le flux Twitter en se soulageant régulièrement dans de longues et pertinentes diatribes sur son blog.

On y découvre un type très direct, capable de synthétiser la moindre problématique en quelques phrases cinglantes. Et sans peur apparente, il n'hésite pas à s'immiscer dans les débats houleux public du moment. Quitte à se faire à son tour emporter dans une tornade qui lui passait à côté. En défendant de manière pourtant fort lucide sur son blog l'alliance entre Oculus Rift et Facebook, il écope à son tour des insultes de la population (virtuelle au fait) d'Internet, notamment pour avoir oser critiquer la décision toute personnelle du créateur de Minecraft de ne plus développer son jeu sur l'Oculus Rift.

Les deux hommes ont gentiment réglé une partie de leur différent via un Twitter clash light, aux yeux de tous. Mais face aux vagues de ressentiments lâchées sur Internet, Bleszinski ne se laisse pas faire et n'hésite pas à interpeller qui les sites Internet plus ou moins pros, qui les commentateurs amateurs eux-mêmes : "Soyez créatifs" intime-t-il souvent à la cantonade, y compris dans vos critiques et, si vous ne pouvez pas vous en passer, dans vos insultes.

Old school VS monde numérique

Les stars du show business et autres personnages publics n'ont pas attendu l'invention d'Internet pour se trouver des portes-paroles, c'est à dire des intermédiaires entre eux et les médias, entre eux et le peuple, y compris leurs "fans". Des communicants susceptibles de calibrer leurs réponses, puis éventuellement de servir de fusible. Mais avoir sous la main une agence de communication ou un attaché de presse a un coût que, évidemment, un jeune entrepreneur envisage rarement de supporter. Mais pas seulement pour des raisons de budget (en France, si le projet d'un jeune indé plait, certains attachés de presse sont prêts à le représenter gratuitement à leurs débuts confie une professionnelle). Car l'avènement d'Internet et de l'utilisation tout public de ses moyens de communication a créé quelques malentendus. En particulier peut-être chez les développeurs de jeux vidéo qui maîtrisent à priori avec aisance les outils numériques comme ils parlent le code informatique.

Jeu d'enfant sur terrain miné

Jongler avec ses boites à emails, ses comptes Twitter et Facebook ? Un jeu d'enfant sans doute pour un créateur de jeu vidéo plus habile que d'autres encore avec tous les moyens de communication numériques. Sauf que le contrôle de l'outil n'est pas celui de l'usage et bien contrôler sa communication ne se réduit pas à la maîtrise technique des flux entrant. Contrôler sa parole, devenue publique, et celle des autres jetée comme autant de bouteilles à la mer dans l'océan sauvage du web, ou arrivant, non sollicitée, dans sa boite aux lettres, est une autre affaire. D'autant plus délicate que la parole libre fait partie des avantages d'un développeur indé par rapport à un gros studio aux projets sous scellés.

Et après tout pourquoi s'autocensurer, ne pas s'exprimer sans contrainte ? Pour quelques uns, réaliser à quel point, bien que muets, les réseaux sociaux peuvent déclencher une bruyante tempête médiatique s'apprend à la dure. Dans les couloirs de la chambre d'écho sans fond du web, le moindre mot a le pouvoir pervers de rebondir indéfiniment jusqu'à ce que le message initial amplifié ou déformé revienne à la figure de l'envoyeur.

Il suffit d'un mot, d'une remarque, d'une opinion, d'un retweet pour allumer une mèche qui conduit presque inévitablement vers une poudrière Internet. Quand un fil Twitter devient agressif puis haineux, quand les commentaires dans les forums virent à la descente organisée, au lynchage public, il n'existe pas d'hygiaphone assez grand pour filtrer tous les postillons empoisonnés qu'une population anonyme cachée derrière la vitre sans teint de son ordinateur se croit autorisée de projeter. Même attendue par les intéressés, la levée généralisée de boucliers ne supportant pas le rachat d'Oculus Rift par Facebook virent à la pire horreur numérique puisque désormais, harcelés par Internet et par téléphone, l'équipe et même leurs familles vont jusqu'à recevoir des menaces de mort. Pour l'instant Palmer Luckey ne se décourage pas de répondre publiquement. Mais pendant encore combien de temps ?

Entrer en résistance

L'autre solution bien sûr consiste tout simplement à couper le robinets à commérages du web. Le couple de développeurs indés de Tale of Tales en activité depuis 2002 et devenu vedette avec l'hyper sensuel Luxuria Superbia en 2013, essaie d'éviter au maximum toute négativité émergeant du web.

Nous ne lisons plus les commentaires et nous avons arrêté de parler librement sur les réseaux sociaux depuis un moment. Parce que c'est futile.

Les réseaux sociaux ne sont que des supports à publicité. Chaque être humain est devenu une entreprise dans le cauchemar néo libéral dans lequel nous vivons, et tout discours est devenu marketing.

... rationalise Michael Samyn. Le blog où le couple d'artistes théorisait sur le jeu vidéo est officiellement fermé depuis... 2010.

Sans doute plus armé qu'un développeur ou artiste mais tout de même représentatif du problème croissant de la haine balancée sans retenue sur Internet, en particulier dans le monde passionné du jeu vidéo, le journaliste vétéran Russ Pitts des sites The Escapist et Polygon, et ancien éducateur, pris à partie par un article particulièrement diffamatoire, a décidé, cette fois, de faire face et de ne plus laisser le dernier mot aux insultes. "Ne t'en mêle pas" répète-t-il en forme de litanie dans sa longue explication, surtout ne te mêle pas à ces discussions sur Internet, ne réplique pas aux insultes ni aux provocations gratuites, ni aux menaces, ne descend pas dans l'arène.

Lui et ses collègues de la presse en ligne le savent, "Ce n'est pas parce que quelqu'un cherche la bagarre qu'il faut y aller", cela ne fait que relancer la haine. Sauf que, rappelle Pitts, ne rien dire devient la version contemporaine du "tendre l'autre joue" après avoir reçu une première gifle. Après avoir envisagé une action en justice (mais qui le confinerait au silence) contre le site ayant publié l'article portant atteinte à sa réputation et à sa carrière, Pitts a finalement décidé d'utiliser d'abord sa plume pour non seulement se défendre mais contre-attaquer. "Je dis aux gens comme George (l'auteur sous pseudonyme des propos injuriants) : non, c'est mal. Vous ne pourrez pas écrire anonymement des choses haineuses sans craindre de réaction. Vous ne pouvez pas nuire à ma réputation et ne pas rendre de comptes."

Damage control, de la passion au fanatisme

Le harcèlement en ligne des développeurs et autres figures du jeu vidéo est devenu un tel problème écrit le site Polygon en août 2013 que l'IGDA envisage d'organiser des groupes de soutien psychologique. En attendant que cette solution pansement se mette en place, que faire ?

Au-delà du retrait de la vie publique, de la guerre de tranchée ou du combat juridique frontal, la réponse créative existe encore. À défaut de résoudre le problème, elle permet à la personne concernée d'évacuer la pression et de transcender l'expérience. Telle une auto psychothérapie, la confession poétique de Davey Wreden semble l'avoir aidé. Créer un jeu qui essaie de retranscrire l'effet d'étouffement provoquer par le harcèlement Internet semble avoir redonné un peu de contrôle à Adam Orth.

Début 2013, alors directeur créatif chez Microsoft, Adam Orth révèle sans complexe sur Twitter que la Xbox One sera une console connectée obligatoirement et en permanence à Internet (ce qui était bien le projet de Microsoft). La tempête Internet qui a suivi où lui et Microsoft ont été violemment pris à partie est bien connue. Il perd son job se retrouve cerné de critiques et de menaces diverses, oui à sa personne physique aussi.

Je me réveille un matin et, fondamentalement, ma vie était ruinée.

... explique-t-il. En septembre 2013 il monte un studio de jeu vidéo et imagine alors Adrift, un jeu où un astronaute se réveille perdu dans l'espace au milieu des débris d'une station spatiale. Une FPX (First Person Experience) sans violence, sans tir, où le joueur seul à la dérive dans l'espace cherche désespérément à retrouver son souffle et, comme Gravity le film de Alfonso Cuaron, un centre de gravité. L'homme donne désormais des conférences sur la toxicité du net, comme dernièrement lors de la GDC...

De nos jours, sous la menace permanente de hordes d'anonymes dont la passion a viré au fanatisme, faire du jeu vidéo, ou même en parler, s'apparente dangereusement à appuyer sur le bouton START d'un survival-horror...