Accrochée à son ambition d'être le numéro un mondial indétrônable du jeu vidéo, Nintendo déploya en 1983 tout un arsenal juridique très dissuasif pour contrer la prédation des concurrents comme celle des partenaires commerciaux. Et lorsqu'un succès planétaire semble lui échapper, le fabricant fait montre d'un tempérament de détrousseur. Ce qui suit raconte l'une des plus belles foires d'empoigne que l'industrie du jeu vidéo ait jamais connues à ce jour...
 
Nous sommes en 1985, en pleine saison estivale. Un soleil ardent brille sur Moscou. Alexey Pazhitnov est un jeune ingénieur doué, mais très timide. Ses découvertes parlent pour lui. Il présente à ses pairs réunis au sein de la prestigieuse Académie des Sciences Informatiques son invention. Il s'agit de Tetris, un passe-temps ludique inspiré du jeu de pentominoes. Ses homologues salueront poliment cette trouvaille sauf un qui l'adapta de manière désintéressée sur le standard informatique IBM PC. La notoriété de Tetris dépasse alors rapidement ce cercle d'initié moscovite pour franchir les frontières d'Europe de l'Est.
 
Intriguées par le vif engouement, les sociétés informatiques occidentales sont rapidement sur les rangs. Alexey Pazhitnov n'est pas familier du monde des affaires, il signe à tout-va des accords de licence. Le gouvernement russe compliquera certaines négociations commerciales, notamment celle conduite avec l'homme d'affaires véreux Robert Stein. En mai 1988, le jeu s'arrache par millions d'exemplaires aux États-Unis comme en Angleterre. Tetris fait la bonne fortune de tous les acteurs informatiques ayant réussi à décrocher cette précieuse licence qui brille désormais comme du diamant. Son éclat attire la convoitise de Tengen (filiale d'Atari) qui s'empresse de porter la création d'Alexey sur Famicom. Riche idée, le jeu s'écoule à deux millions d'unités au Japon.
 
 
Tetris représente un pactole de plusieurs millions de dollars tellement élevé qu'il tourne au règlement de compte entre sociétés détentrices de la licence. Emmené par un Minoru Arakawa qui tarde à faire ses preuves à la tête de Nintendo of America, le fabricant se jette dans la bataille en 1988. La GameBoy est en cours de finalisation, le joyau Tetris est l'ambassadeur rêvé pour assurer le succès de cette console de poche, d'autant plus qu'Alexey n'a pas encore accordé de licence pour format nomade. NoA est snobé par ses pairs américains, inquiets de la montée en puissance du japonais. Si bien que le constructeur dépêche directement à Moscou, un de ses négociateurs pour obtenir l'autorisation commerciale. Les concurrents de Nintendo font de même pour tenter de dissuader Alexey au motif qu'il existe trop d'acteurs propriétaires de cette licence sur le marché.
 
Peine perdue, la filiale américaine de Nintendo remporte le contrat d'exploitation jusqu'à ce que le négociateur commet une maladresse monumentale. Il montre à ses partenaires russes la version Famicom de Tetris. Problème, aucun accord n'a été signé pour le développement d'une version console. Ce qui déclenche l'ire d'Alexey très vite maîtrisée par la signature d'un chèque à plusieurs zéros, couvrant ainsi le manque à gagner. La responsabilité de Tengen est pointée. Le négociateur de NoA sait qu'il peut obtenir des Russes une plus large autorisation d'utilisation de la licence et qu'elle devra batailler férocement contre Tengen pour la dépouiller de la partie des droits qu'elle possède.
 
Entretemps, les concurrents informatiques de Nintendo font des pieds et des mains pour compliquer la jouissance des droits chèrement acquis par le géant japonais. En vain, les Russes leur demandaient de surenchérir à l'offre de Nintendo. Celle-ci calma leurs ardeurs en proposant un contrat mirobolant dans le but de décrocher la licence Tetris sur console. En mars 1989, le fabricant fait une proposition financière impossible à refuser. Arakawa et Howard Lincoln rentrent au pays le sourire aux lèvres. Une première manche est remportée. Celle qui attend Nintendo aux États-Unis est autrement plus âpre. Mais le fabricant prend les devants et demande expressément que la société d'Alexey vienne témoigner en leur faveur lorsque la bagarre juridique commencera.
 
Le départ des hostilités est donné en mars 1989. Howard Lincoln enjoint Atari Games (plus précisément Tengen) de cesser sur le champ la commercialisation de cartouches Tetris sur Famicom. Tengen rejette sine die l'ordonnancement juridique de NoA, et dépose une demande de droit de propriété couvrant la bande-son, le code informatique du jeu sans même que le nom d'Alexey Pazhitnov ne soit mentionné. Le magnat des médias Robert Maxwell s'envole pour l'URSS où il réussit à convaincre le président Mikhail Gorbatchev de mettre sous tutelle gouvernementale la société d'Alexey, ELORG. Les choses se compliquent pour Nintendo, Tengen en profite pour attaquer le géant japonais en justice et s'empresse de lancer la version NES de Tetris aux USA. Lincoln pique une colère noire, mais ne faiblit pas.
 
 
Le procès entre Tengen et Nintendo débute au mois de juin 1989. Toute la question du droit de propriété réclamé par Nintendo repose sur la définition du positionnement de la NES. Si elle est reconnue par la justice américaine comme un ordinateur, alors le fabricant sera débouté. La licence pour micro est en effet exclusivement détenue par Mirrorsoft et Spectrum Holobyte. Tengen tire dans les pattes de Nintendo, en insistant sur l'existence d'un port d'extension sur la Famicom la destinant à devenir un ordinateur. La signification de l'abréviation Fami-Com (Family Computer) est aussi évoquée.
 
Pour Nintendo, il ne s'agit que de l'agitation. La lecture du contrat délivré par ELORG stipule que ni Mirrorsoft ni Spectrum Holobyte n'étaient en mesure d'accorder l'autorisation à Tengen d'exploiter la licence sur consoles de jeux. Le juge va dans le sens du fabricant japonais et ordonne à la filiale d'Atari de stopper immédiatement la vente de Tetris sur NES. Sur le terrain, le constructeur mène une politique d'intimidation auprès des grandes chaînes de magasins tentées de vendre leur stock au lieu de retourner les jeux frauduleux à Atari. Nintendo gagne son procès et se hâte de lancer au mois de juillet l'édition légale de Tetris suivie de près par la version Gameboy. C'est un triomphe. L'édition console de salon s'écoule à plus de trois millions d'exemplaires, carton multiplié par dix sur le format de poche. Fou de rage d'être ainsi évincé de ce juteux marché, Tengen cherchera à inquiéter Nintendo en adoptant une attitude de harcèlement juridique. Sa capacité de nuisance s'exercera sans résultat jusqu'en 1993.
 
Nintendo sabre le champagne. Sur tous les marchés, le fabricant consolide sa position concurrentielle et se débarrasse enfin de cette épine dans le pied que représentait Tengen. Amer, Ed Logg ingénieur chez Atari, était aux avant-postes de cette formidable querelle juridique et sait que l'Histoire peut se montrer cruelle : "Nintendo s'est inspirée de nos brevets pour confectionner la NES [...] alors qu'ils nous ont poursuivis pour contrefaçon [...] ils ont copié notre algorithme de défilement du scrolling entre autres choses."