Hello tous,

La nuit approche, le dodo m'attend, mais je n'ai pas pu m'empêcher de faire un tour ici pour partager cette indicible joie qui m'étreint depuis le milieu de la journée. Dans le cadre d'un déplacement professionnel, il m'a en effet été donné de pouvoir rencontrer Ken Levine, à l'origine de petites pépites "peu connues" comme System Shock II, Dark Project ou Bioshock. Entre autres. Oui, ça calme.

Boulot oblige, je ne restituerai pas ici l'entretien de 45 minutes que j'ai obtenu avec lui (je vous mettrai le lien ultérieurement, lors de la parution). Mais je peux vous dire sur quoi la conversation a porté, et j'ajouterai qu'elle fut passionnante. Quoi de mieux en effet que de parler de valeur artistique du jeu vidéo avec l'un des créateurs les plus cotés de la profession ? Levine a une véritable vision des loisirs numériques, et c'est un régal de l'entendre parler du sens politique profond de ses oeuvres, message qu'il s'emploie à faire passer tout en s'obligeant à rester grand public. C'est le propre d'une oeuvre fédératrice que de savoir s'adresser à tous, et c'est la particularité de Bioshock, ainsi que de Bioshock Infinite (le deuxième opus n'est pas de Levine) : l'on y retrouve systématiquement plusieurs niveaux de lecture, et il y est passionnant de partir à la chasse aux symboles et aux sens cachés d'une oeuvre infiniment plus complexe que ce à quoi les first person shootings usuels nous ont habitués.

De cet entretien, je retiens plusieurs choses : la première, c'est que Levine est aussi aimable que subtil dans ses réponses. La deuxième, c'est que son approche correspond sur de nombreux points à celle qu'un certain David Cage appelle de ses voeux. Car la maturité dans le jeu vidéo, Levine fait davantage que la toucher du doigt. Bioshock Infinite en est un incroyable exemple, pour ce que j'ai pu en voir lors de la journée de présentation qui vient de se terminer à Paris. Si vous cherchiez votre jeu de l'année, voici un autre sérieux prétendant qui s'annonce, après le sublime Ni no Kuni.

 

Beaucoup de sens

S'y pose l'éternelle question de l'utopie et de la manière dont elle déforme la réalité, au risque de semer la destruction. Lors de la petite heure de jeu qui m'a été octroyée pour me donner une idée du potentiel de la bête (sur une configuration PC de guerre nucléaire, je précise), j'ai pu me balader un peu dans la très steampunk ville de Colombia. Idyllique, colorée, joyeuse et animée. Mais le personnage que l'on y incarne n'appartient pas à ce monde, et pose sur lui un regard qui échappe à une dérangeante paix sociale, qui sonne comme la partie émergée d'une forme de pensée unique. La critique de Levine sur les systèmes revendiquant un monde "idéal" se fait sentir dès cette mise en place, la mise en garde est sévère. Le joueur peut se promener, se laisser séduire par les charmes de Colombia aussi longtemps qu'il le souhaite, à condition de ne pas remettre en cause les valeurs partagées qui y sont en vigueur. La contestation n'existe pas, ici, et si elle doit exister, elle se dit à l'abri des oreilles indiscrètes, loin des regards inquisiteurs de la milice. Et lorsque le personnage incarné décide de s'élever contre une atroce forme de ségrégation blancs/noirs - le racisme a cours dans cette société "idéale", reflet de l'Amérique pré Première Guerre mondiale - c'est une réaction de violence radicale, exacerbée, qu'il déclenche. Eliminer au plus vite la cellule "malade" dans un corps "sain". 

Le jeu prend place en 1912, et le héros que l'on incarne, Booker DeWitt, est un vétéran du 7e régiment de cavalerie américain, dont on sait qu'il a pris part au massacre de Wounded Knee (350 Indiens de la tribu Sioux des Lakota Miniconju, dont des femmes et des enfants, y ont été tués le 29 décembre 1890 dans ces circonstances particulièrement barbares). On est en droit de penser que derrière cette caractérisation sera traitée la question de l'extermination du peuple indien, d'une manière ou d'une autre, mais cela n'a pas été abordé dans la séquence de jeu que j'ai suivie.

En revanche, une autre thématique dominante semble se faire jour : en quelques séquences à peine, Irrational Games développe l'idée d'un monde gouverné par un prophète, pieux, dans lequel foi et politique sont intimement liées. De ces scènes, il ressort d'ores et déjà une grande méfiance vis-à-vis d'une telle forme de pouvoir, et l'on peut imaginer que la critique ira bien plus loin, l'un des membres de l'équipe de développement, croyant, ayant manqué de quitter l'aventure après avoir visionné l'une des séquences du jeu ayant trait à cette caste d'illuminés. De la scène initiale de baptême de Booker (je n'en dirai pas davantage), au milieu de fidèles en transe, je garde un souvenir désagréable, comme si tout ce qui y était présenté, pourtant en apparence empreint d'innocence, sonnait faux. Ceci, alors que résonne un Didn't leave nobody but the baby qui renvoie à ces baptêmes réalisés par des prédicateurs dans les fleuves, dont on a un exemple, notamment, dans le film des frères Coen O'Brother. Un décalage franchement destabilisant, mais aussi la promesse d'un titre sans concession aucune et dont la force narrative tiendra aussi à son sous-texte qui promet d'être politiquement peu correct.

La réalisation

Techniquement, la version qui tournait sous mes yeux m'a épaté. Columbia, perchée dans les airs, est magistralement modélisée. Non que le moteur 3D soit exceptionnel (encore que la distance d'affichage soit impressionnante), mais le souci du détail est tout bonnement bluffant. Tout, de ce que vous avez sous le nez jusqu'au point d'horizon, respire le crédible, le vrai, dans cette esthétique post-victorienne qui était déjà celle - quoique très rouillée - de la cité engloutie de Rapture. Et il y a tellement plus : cette eau qui ruisselle dans les escaliers, les colibris qui butinent dans l'herbe, la fête foraine et ses attractions multicolores... C'est superbe - dans un genre bien particulier d'ailleurs puisque la direction artistique a délibérément abandonné l'idée de proposer une expérience photoréaliste au profit d'un aspect visuel à l'identité forte. Les seuls bémols que je relève sur cette partie tiennent à quelques ralentissements lors du chargement des nouvelles zones de jeu et à l'aspect parfois un peu statique de certains PNJ. Allez, et concédons que les textures des environnements sont parfois un chouilla simples comparé à ce que l'on sait faire actuellement. Mais honnêtement, il n'y a pas là de quoi crier au loup. On est dans le tout meilleur de la production vidéoludique sur cette génération de hardware, quoiqu'on en dise.

Je ne vais pas m'attarder davantage. Tout juste dois-je ajouter que la partition sonore semble également de toute première classe, tout comme les doublages - à l'inverse de Tomb Raider, dans lequel la pauvre Lara a été bien mal servie - mais j'y reviendrai, promis. Quant au gameplay, il est rodé, reprenant dans les grandes lignes celui du premier opus (armes et pouvrois psychiques). J'en profite pour rassurer ceux qui veulent savoir si le FPS tient ses promesses : oui, il y a de la violence (beaucoup), du sang (énormément),  des ennemis (on ne sait plus où donner de la tête, parfois, ce qui m'a d'ailleurs un -tout- petit peu gâché l'expérience, cette profusion n'étant pas coutumière d'un Bioshock. Mais il paraît que les choses se calment très vite par la suite). Et oui, tout cela répond au doigt et à l'oeil, avec une vraie sensation de poids et de lourdeur dans les déplacements. Bluffant.

Ah, une dernière précision : une séquence vidéo nous a permis de découvrir la séquence de gameplay dans laquelle Booker en vient à rencontrer la fameuse Elisabeth. Le personnage, qui a été développé de manière à susciter un véritable attachement du joueur, semble parfaitement remplir son rôle : innocente, jolie, intelligente, drôle et gentille, Elisabeth m'a fait forte impression en à peine quelques minutes. Voici une demoiselle pour laquelle on pourrait bien se battre face au monde entier...