Je descends de la camionnette avec le chien. Il s'appelle... Blue ou Homer, je ne sais plus. Une imposante tête de cheval orne le toit de la station service, Equus Oils. Un vieil homme attend sur un banc, près des pompes à essence. Il doit savoir comment rejoindre la Dogwood Drive. Je vais lui demander.

Perspectives

Ces quelques lignes constituent l'amorce de la première scène du jeu, lui-même divisé en cinq Actes constitués de plusieurs scènes (mais on aura l'occasion d'y revenir). Ce n'est que le point de départ du voyage entamé par Conway pour se rendre au 5 Dogwood Drive, adresse à laquelle il doit effectuer une dernière livraison pour un établissement d'antiquités, avant de raccrocher. Il apprend vite l'existence de la Route Zero, susceptible de l'y conduire mais dont la localisation ne semble pas connue de tous. Il croisera alors le chemin de plusieurs personnages qui se grefferont à son histoire.

Kentucky Route Zero se présente comme un point'n click minimaliste, souvent à la limite du jeu d'aventure textuelle. En effet, l'essentiel de l'expérience consiste à se déplacer dans des tableaux et à faire défiler d'innombrables lignes de textes. De façon corollaire, il est tout à fait possible de jouer uniquement avec l'écran tactile de la Switch : pointer une zone pour diriger le personnage, appuyer sur la fenêtre de texte pour lire la suite.

Malgré le minimalisme du gameplay, le joueur n'a que rarement l'impression de vivre les mêmes séquences puisqu'il y a une véritable diversité dans les perspectives : scroll horizontal, vue isométrique et même quelques scènes à la première personne. Cette variation dans la représentation des personnages et des environnements s'accompagne d'une gestion au départ déroutante de la profondeur de champ. La typographie évolue également pour faire sens avec ce qui nous est raconté. Ainsi, certains dialogues sont en surbrillance par rapport, par exemple, aux tribulations internes du personnage en italique. La lettre vibre, vit presque et s'échappe fréquemment de la case de dialogue dans laquelle elle est habituellement confinée.

Réalisme magique

Se dégage dès les premières scènes du jeu une atmosphère que l'on pourrait qualifier de mystique, fantasmagorique. Mais à l'inverse du fantastique où les personnages subissent les événements de manière dramatique, ici, tout ce qui relève du surnaturel fait partie intégrante du voyage. On se rapprocherait davantage d'une forme de réalisme magique, comme en témoigne le nom de deux personnages du jeu, Weaver et Shannon Márquez, patronyme du chef de file de ce courant littéraire Gabriel García Márquez.

La musique alterne quant à elle entre blues, pour les morceaux diégétiques interprétés par des figurants en arrière-plan, et nappes synthétiques lancinantes, apaisantes, hallucinatoires presque avec ses effets de reverb et de saturations. De façon générale, la dimension sonore occupe une place capitale dans l'expérience de jeu, avec une importance donnée aux différents bruits, que certains personnages se plaisent à écouter ou à enregistrer, à la manière d'artistes bruitistes. Car Kentucky Route Zero est avant tout une invitation au voyage sensorielle. À noter à ce titre l'utilisation judicieuse des vibrations des Joy-Con.

L'aspect visuel épuré du jeu rappelle à beaucoup d'égards des oeuvres vidéoludiques comme Another World, avec ses visages sans expression et ses textures aux couleurs unies et barrées d'ombres. L'animation des personnages quant à elle nous fait sentir le poids des corps avec cette micro-latence propre aux titres de Playdead. Le jeu évolue principalement sur des nuances de noir et de beige, aux textures délavées, comme s'il s'agissait de tableaux impressionnistes avec toutefois quelques sursauts de couleur vive. À tous les égards, la direction artistique de Kentucky Route Zero se démarque vraiment du reste de la production vidéoludique.

Hypertexte

Les scènes du jeu correspondent généralement à des tableaux, qui sont entrecoupés de séquences au cours desquelles on se déplace sur une carte routière du Kentucky puis, plus tard dans le jeu, sur des espaces plus figuratifs et abstraits. Il est possible lors de ces séquences de se rendre directement à la prochaine scène ou bien de se balader à notre gré pour découvrir qui d'un musée abandonné, qui des rondins de bois flottant sur la berge est susceptible de nous raconter une histoire.

Car oui, au-delà de son fil conducteur - qui s'apparente d'ailleurs davantage à un enchevêtrement de fils qu'il faut démêler -, Kentucky Route Zero nous invite à l'errance narrative, à nous écarter de la route toute tracée pour découvrir d'autres récits en apparence annexes mais qui sont comme autant de jalons dans le parcours du personnage-joueur, comme autant de rencontres, même in absentia, avec le passé d'autres personnages. Lesquels passant d'ailleurs régulièrement de la figuration au premier plan, sollicitant ainsi l'attention. Eux-mêmes se livrent à l'errance et certaines lignes évoquant leurs tribulations intérieures relèvent presque du stream of consciousness, cette écriture qui cherche à suivre le flot de la pensée mais qui, sur le papier en littérature (on pense à l'Ulysse de Joyce) et sur l'écran ici, tend peut-être trop souvent au cryptique.

Le jeu nous donne sans cesse l'impression que l'on peut louper des choses, que certaines scènes débutent trop tôt et que l'on aurait pu explorer davantage la carte ou le tableau avant de passer à la suite. Ce qui est sûr en tout cas, c'est que le titre dispose d'une certaine rejouabilité (même si la singularité de l'expérience la rend limitée) puisqu'en fonction des choix du joueur, celui-ci accède à des scènes et non à d'autres, tout particulièrement dans l'Acte IV.

Moitié route

Le jeu ne se veut absolument pas didactique dans sa façon de déployer son intrigue, ce qui peut se révéler assez déroutant étant donné les dizaines et dizaines de lignes de textes à ingurgiter - dans un français impeccable néanmoins. Paradoxalement, c'est l'absence de réel liant entre les pans de l'intrigue qui prédomine et c'est habituellement au joueur de remplir les blancs grâce à son imagination. Par ailleurs, le titre se plait à nous faire perdre nos repères, principalement grâce à la représentation de certains espaces : environnements intérieurs et extérieurs qui se confondent, jeu de perspectives comme évoqué plus haut... Tout ceci peut être vu comme une manifestation de la perdition du protagoniste. Celui-ci se retrouve souvent dans un entre-deux, égaré entre deux états (la vie et la mort), entre deux espaces. C'est seulement en acceptant de se perdre qu'il pourra réellement accéder à sa rédemption.

Outre sa longueur, le script du jeu étonne par sa propension à convoquer un nombre assez abyssal de références littéraires, artistiques, historiques ou mythiques. Ainsi, le dramaturge Antonin Artaud côtoie les amoureux Héloïse et Abélard, l'écrivain G.G. Márquez, le compositeur Edvard Grieg ou bien Xanadu, l'ancêtre du système hypertexte, directement mis en avant dans une scène de l'Acte III. Loin de n'être que du name dropping (c'est d'ailleurs plutôt subtil à chaque fois), ces références témoignent d'une réflexion et d'un cheminement créatifs visibles au sein-même de l'oeuvre.

Pour ne citer qu'un exemple, le deuxième interlude situé entre les Actes II et III nous met dans la peau d'un spectateur assistant à une pièce de théâtre. Se déroulant à la première personne sur un point d'ancrage fixe, le joueur peut observer derrière lui les spectateurs et le metteur en scène tandis que les personnages devant lui discutent entre eux, inconscients d'être observés. En levant les yeux, le joueur peut voir, comme un fronton, les didascalies initiales propres au théâtre qui permettent de situer l'action entre chaque scène. Ainsi, il y a une déconstruction de la barrière spectateur-joueur/scène avec cette mise en abyme qui rappelle un peu le théâtre expérimental du XXème siècle. Notons évidemment que le jeu en lui-même se divise en Actes et en Scènes, faisant écho aux subdivisions théâtrales.

Polyphonie

Ce qui frappe également dans la narration de Kentucky Route Zero, c'est la multiplication des points de vue. Alors que l'Acte I reste assez classique dans sa progression, dès l'Acte II la focalisation ne se fait plus uniquement que sur Conway et dans une même scène, au détour d'une conversation, nous prenons soudainement le contrôle d'un autre personnage avant de revenir à Conway. Plus surprenant encore, certaines séquences sont à la première personne (à travers le regard dissimulé d'un personnage) mais nous contrôlons pourtant le personnage qu'il observe. Il y a une véritable polyphonie narrative, qui se complexifie au fil de l'aventure.

Dans un même dialogue, les choix de répliques proposées ne se limitent pas à un personnage et plusieurs peuvent en réalité intervenir, comme si le joueur n'incarnait pas un personnage en particulier mais plutôt le scénariste devant son clavier. À plusieurs reprises d'ailleurs, lorsqu'il s'agit d'évoquer le background d'un personnage, les répliques proposées diffèrent sensiblement les unes des autres et l'histoire passée s'écrit au fur et à mesure des choix du joueur.

Enfin, puisqu'on peut parler ici de mise en scène, celle-ci est souvent au service de la polyphonie narrative. J'ai évoqué plus haut le deuxième interlude mais comment ne pas mentionner cette scène de l'Acte III, Xanadu, qui rend hommage aux jeux textuels dans une forme de mise en abyme savoureuse où les personnages s'incarnent eux-mêmes.