Une histoire de chausse-pied

Un chausse-pied, ça ne s'utilise en général que sur ses propres pieds. Et les joueurs ont encore l'entière propriété de leurs pieds, c'est à eux de choisir où les mettre. Comme disait ce bon vieux Chuck : "je mets mes pieds où je veux, et c'est souvent dans la gueule". On ne le répètera jamais assez : l'achat d'un jeu est un acte militant. Donc si on désapprouve, bin on n'achète pas. Bien malin sera l'éditeur, dès lors, tout seul dans son coin avec son chausse-pied...

Mais comme souvent, le manichéisme est signe d'étroitesse intellectuelle. J'ai joué à SimCity, ce week-end (précisons que pour le coup, je suis un privilégié qui n'a pas eu à payer le jeu, autrement, je ne l'aurais pas acheté). Et sans rencontrer trop de problèmes, personnellement, avec la connexion permanente exigée par le jeu. Mais en dehors des soucis profonds de cette nouvelle version du célèbre City Builder, très justement soulevés et expliqués par Gautoz dans sa critique du jeu, je vois et comprends tout à fait les avantages poursuivis par Maxis dans son game design fondamentalement multijoueur, et l'intérêt de confronter les maires aux autres maires, "comme dans la vraie vie". J'ai bien créé ma région privée (Gameblog Islands, c'est un coin sympa) pour ne pas être emmerdé par d'autres maires inaptes, et si SimCity et/ou Origin fonctionnaient correctement, j'aurais sans doute pu y inviter Gautoz, entre autre, pour qu'on y développe nos agglomérations respectives en tirant partie de cette nouvelle orientation "petites villes obligées de collaborer" (malheureusement, ma liste d'amis Origin ne semble pas avoir pu se lier à celle de SimCity, qui reste désespérément vide).

Le problème, ce n'est donc pas tant le game design du nouveau SimCity (même s'il souffre de lourds défauts, une fois encore) que la privation du choix qu'il se permet de nous imposer ; un souci que j'avais déjà soulevé, plus ou moins dans les mêmes termes, à l'époque de Diablo III dans l'Edito 36 intitulé Internet et sans bavure ?, tout en mettant alors en garde sur les épisodes que ne manqueraient pas de vivre d'autres éditeurs que Blizzard. Ça n'aura finalement guère tardé, et au risque de me répéter, remettons-en une couche.

Pourquoi ne pas proposer un mode de jeu solo alternatif, dans lequel les limites des villes seraient moins contraignantes, peut-être, quitte à priver leurs maires de bon nombre de fonctionnalités nouvelles et intéressantes, comme on aurait pu le faire pour Diablo III en privant les joueurs solo de toute communication avec les personnages des autres ou l'hôtel des ventes ? En l'occurrence, je crois que Glassbox, le nouveau moteur de Maxis, n'est tout simplement pas conçu pour pouvoir gérer de plus grandes étendues urbaines. De la même manière qu'il y a manifestement des problèmes de conception dans leurs moteurs réseau et/ou leur architecture, qui rendent le simple ajout de serveurs insuffisant à régler les soucis rencontrés au lancement. Le problème est donc probablement plus complexe qu'il n'y paraît, mais le but, ici, n'est pas de se perdre dans une analyse complète des erreurs commises et de leurs raisons, ça n'est pas si intéressant que ça à mes yeux : ça a merdé, point à la ligne. Si savoir pourquoi est important pour les développeurs et les éditeurs qui devraient ressortir de ce nouvel épisode la queue entre les jambes et la tête pleine de remises en question, ce n'est ni le rôle de la presse ni celui des joueurs, mais bien celui des game designers et des ingénieurs réseau. Non, je préfère que nous en restions à notre rôle à nous : celui de constituer le marché et d'épouser ou de rejeter ses tendances, plutôt que de se laisser chausser nos pieds de force sans broncher.

Elargir l'offre, et pas... autre chose

Les apports du tout connecté et des réseaux sociaux, qu'il s'agisse de jeux en particulier ou de futures consoles comme la PS4, sont fort probablement immenses en potentiel, je ne le nie pas : ce sont des tendances lourdes, et il y a bien des raisons à cela. Mais d'une part, toutes ces raisons ne sont pas altruistes, loin s'en faut, et d'autre part, nous devons impérativement garder à l'esprit qu'ils doivent rester des offres supplémentaires, certainement pas remplaçantes des précédentes. En d'autres termes, je ne veux pas qu'on m'oblige à passer par là, je veux pouvoir y passer ou m'en passer quand j'en ai envie. Si pour bénéficier de l'un, je dois oublier l'autre, alors le seul choix qui me reste est d'adhérer ou de rejeter.

En d'autres termes, il ne suffit pas de se plaindre : il faut agir. Sans nul doute, un jour, cette orientation vers le service plutôt que le produit fonctionnera tout aussi bien que d'autres devenus partie intégrante de nos vies, depuis l'électricité jusqu'à la télévision, même s'il est toujours possible de s'éclairer à la bougie ou de ne visionner que des films en DVD. Mais avec ces deux épisodes, le constat paraît clair : il est trop tôt pour le jeu vidéo. Et si cette orientation devait devenir la norme dans un monde idéal où elle fonctionnerait parfaitement, cela devrait être le choix du public et non celui des éditeurs et développeurs. Les apports d'internet et du social s'incarnent parfaitement dans des expériences partagées comme celles de Dark Souls, par exemple - parce qu'ils n'y sont pas obligatoires et qu'il enrichissent une expérience plutôt que de lui en substituer une nouvelle.

Espérons que l'avenir tiendra compte de la grogne justifiée des joueurs face à ces épisodes : et si tel n'est pas le cas, alors grognons plus fort. Mais, là encore, pour les médias en tout cas, tout n'est peut-être pas si simple. Doit-on noter le jeu, ou noter le service ? Dans le cas de SimCity, il y a suffisamment à reprocher des deux côtés pour qu'on puisse fournir une critique équilibrée. Dans le cas de Diablo III, c'était déjà plus compliqué. Mais si d'aventure, il devait y avoir un jeu extraordinaire en soi, dont l'expérience fantastique serait entachée par le service qui l'entoure, alors la décision qui est la nôtre se montrera sans doute bien plus difficile ; tout comme celle de ne pas acheter ce jeu malgré toutes ses qualités et notre profond désir d'y jouer. Mais ce sont bien ces décisions difficiles qu'il faut savoir prendre pour ménager l'avenir et montrer que nous sommes encore les propriétaires de nos pieds, comme les décideurs de ce qu'on leur fait chausser.