Confrontée à des enjeux plus larges que le marché des 32 bits ne le laissait présagé, Nintendo organise un enterrement en douceur du Virtual Boy. Cette désillusion laissait présager d'un sursaut salutaire pour la société à l'aune du lancement de la Nintendo 64. Le ballet d'annonces habilement instrumentalisé par le géant japonais quant aux spécificités techniques de la console de salon, allait de nouveau soulever la controverse en dépit de qualités ludiques originales qui ont profondément modifié l'industrie dans son ensemble (vibration, stick analogique, polyvalence ergonomique du pad, quadrupleur).
 
 
La dialectique de crise est en marche. C'est celle d'afficher un optimisme à marche forcée ainsi que prendre des décisions contradictoires dans la précipitation. Après avoir compris sur le tard que l'argument de la puissance théorique d'une console a supplanté provisoirement celui de la richesse du gameplay, Nintendo se lance dans la course à la surenchère de superlatifs technophiles caractérisant le potentiel graphique de la N64. Le constructeur met médiatiquement en scène sa collaboration avec Rambus, Alias, Silicon Graphics (entreprise réputée pour la perfection de ses stations de travail), surestime dramatiquement le calibrage de la console (64bits dotée d'une puissance supplémentaire), écrémage des éditeurs (Dream-Team), etc. Il fallait avant tout créer dans l'esprit du consommateur la certitude que la commercialisation de la Nintendo 64 allait rendre obsolète les formats concurrents pour un prix quasi identique : << après 19 mois de développement intense, nous avons atteint nos deux objectifs principaux pour l'Ultra 64 : créer un processeur capable de délivrer les meilleurs jeux et cela à un prix inférieur à 250$ >> sifflera Howard Lincoln, président de NOA.
 
Ces nouvelles méthodes marketing plus agressives que par le passé témoignent d'une certaine arrogance qui irrite la concurrence, mais attise la curiosité du public. Cependant, cette approche inédite du marché ne fera pas illusion très longtemps. Reflet des tourments et des vicissitudes du constructeur japonais, les multiples retards soulèvent exaspération (souvenons-nous de la Une emblématique de Joypad "Putain deux ans !" ainsi que l'accroche - Haine 64 - traduisant l'état d'esprit d'exaspération exprimé vis-à-vis des tergiversations de Nintendo ) et lassitude que Sega et Sony mettront à profit. Réputée pour son conservatisme, Nintendo en fera une nouvelle fois preuve en retenant le support cartouche. Hérésie technologique en comparaison du moderne CD-ROM, Hiroshi Yamauchi justifie cet immobilisme par une nécessité économique contestable et la préservation d'un confort de jeu tout relatif (temps d'accès). Producteur de cartouche, Nintendo ne voulait pas se priver en amont de cette source de revenus stratégique au risque d'émousser l'image haute technologique doctement construite et de contrarier les doléances d'éditeurs soucieux d'avoir un espace de stockage suffisant (à l'exemple de Square et de Konami). La solution DD64 représente une alternative peu ambitieuse pour les éditeurs, le principal gain étant des meilleurs temps d'accès que celui du CD-ROM. Toutefois, le format propriétaire complexe et le diktat commercial de Nintendo refroidiront beaucoup de candidats. Toutes ces tares cumulées précipiteront le périphérique dans les poubelles de la jeune histoire du jeu vidéo.
 
 
Nintendo se hâte donc lentement, persuadé que la capacité de nuisance de la concurrence est contenue. Son manque de discernement est flagrant, l'adage de l'état-major piloté par un Yamauchi sur la défensive étant gravé dans le marbre "Nintendo n'a pas de clients, il n'a que des fans" aura des conséquences fâcheuses sur la riposte concurrentielle à déployer. L'entreprise est effectivement loin d'avoir épuisé son quota de bévues. Trop axé sur la personnalité historique de son PDG, le japonais réalise l'incroyable erreur de présenter en fanfare la manette révolutionnaire de la N64 un an avant son lancement commercial lors du salon annuel du Shoshinkaï. Miyamoto est mis en avant, il "humanise" par sa seule présence une démonstration très pédagogique de Super Mario 64. Grâce au stick analogique, le développeur vedette réinvente complètement l'expérience de se mouvoir en 3D alors que les éditeurs n'ont jamais jusqu'ici véritablement maîtrisé ce paradigme. Il en profitera pour faire entendre sa voix : << malgré l'aspect technologique plus avancé, le changement se fera avant tout au travers des jeux. >> La concurrence rebondit rapidement. Sony présente sa Dual Shock avec deux sticks analogiques en standard alors que Sega change radicalement la physionomie de sa manette tout en dévoilant Nights, le titre phare exploitant avec féérie ce concept de 3D libre et précalculée. L'avantage concurrentiel est atténué, Nintendo jure de ne plus se plier à ce rituel médiatique aussi loin de la commercialisation effective du produit.
 
Nintendo continue de s'enfoncer dans un cauchemar sans précédent. L'improbable constitution d'un groupe d'élite, monstres sacrés du jeu vidéo, jette un trouble. Le cahier des charges est simple : faire de beaux jeux avec pour impératif l'exclusivité. Les accusations de favoritisme entre éditeurs éclipsent immanquablement la console en elle-même. Les tensions sont palpables, Square claquera la porte entraînant son rival Enix dans son sillage. Ajoutée à la difficulté de programmation de la N64, la faiblesse de son catalogue de jeux (et le prix d'achat) sera son principal talon d'Achille alors que le joueur PlayStation sera noyé par une avalanche de titres variés (1000 jeux PSone contre 300 titres N64 aux États-Unis comme en Europe). Alors que sa part de marché en France était de 65% en janvier 96, elle s'effondre à 29% vers fin 99.
 
Le cycle 32/64bits se clôt sur un bilan mitigé pour Nintendo. Si sa suprématie a été renversée dans le domaine des consoles de salon, la profitabilité de son activité est restée largement bénéficiaire grâce notamment au relai de croissance phénoménal que représente le marché de la console de poche. Nintendo aborde avec un autre état d'esprit le cycle technologique des formats 128bits. Durant la période mouvementée de l'ère N64, le constructeur japonais aura réduit son portefeuille de marques et bouleversé a minima son management. Est-ce pour autant suffisant pour signifier la fin de l'ère glacière dans laquelle Nintendo s'est dangereusement emmurée ?  Le lancement de la GameCube confirmera une nouvelle fois le manque de marge de manoeuvre de la société japonaise, soumise à des défaillances managériales pénalisant l'opportunité et la prise de risque nécessitant un réel renouvellement de son offre.