Le premier BioShock fait explicitement référence à l'œuvre de la romancière et philosophe américaine Ayn Rand. Si elle est extrêmement connu de l'autre côté de l'Atlantique, chez nous, elle reste soit ignoré soit incomprise. À l'heure où BioShock Infinite soulève l'enthousiasme général, voici un éclairage de l'œuvre randienne à la lumière du premier BioShock.

Brigid Tenenbaum

La première référence à Ayn Rand est le docteur Tenenbaum. Ayn Rand, de son vrai nom Alissa Zinovievna Rausenbaum, est née en 1905, au sein d'une famille juive de St Petersburg. Sa vie bascule en 1917, lorsque le nouveau pouvoir bolchévique décide de confisquer arbitrairement la pharmacie paternelle. Alissa Rausenbaum et Brigid Tenenbaum sont toutes deux issues d'une famille juive et ont toutes deux été confronté au totalitarisme : communisme d'un côté, nazisme de l'autre. Passionné par le cinéma et la littérature (notamment le courant romantique), Alissa fera des études de cinéma mais aussi d'histoire et de philosophie à l'université de Petrograd (nouveau nom de St. Petersburg). Fin 1925, elle réussi à obtenir des autorités soviétiques un visa de 6 mois pour les États Unis, afin de rendre visite à de la famille proche. Elle ne remettra plus jamais les pieds dans son pays d'origine.

Lorsque le joueur rencontre le Dr Tenenbaum, celle-ci fume une cigarette. Ce geste apparemment anodin renvoi également à Ayn Rand. Elle voyait dans la cigarette l'expression du génie humain et la flamme qui brûle dans l'esprit libre du créateur.

 

Andrew Ryan

Il n'aura échappé à personne que Andrew Ryan est l'anagramme d'Ayn Rand. Tout les deux sont nés en Russie puis ont émigrés aux USA. C'est sur le sol américain que Alyssa Rosenbaum deviendra Ayn Rand. Débarquée aux États Unis sans connaître un seul mot d'anglais, elle réussi néanmoins à entrer à Hollywood, au service du célèbre réalisateur Cecil B. DeMille. Elle écrira quelques scénarios pour le cinéma ainsi que quelques pièces de théâtres (notamment La Nuit du 16 Juillet adapté en France par Robert Hossein en 2001 sous le titre Coupable ou Non Coupable). 

La carrière purement littéraire d'Ayn Rand est assez courte. Elle n'aura écrit que quatre romans : Nous, Les Vivants (We, The Living 1936), Hymne (Anthem - 1938), La Source Vive (The Fountainhead - 1943), et son opus magnum La Grève* (Atlas Shrugged -1957). Après la parution de ce dernier, elle passa son temps à développer sa philosophie de l'objectivisme, jusqu'à sa mort en 1982.

Le personnage d'Andrew Ryan est cependant plus proche de John Galt, héros du roman La Grève. Nous verrons ça plus loin.

 

Frank Fontaine

Bien que Levine s'en défende, le nom de Fontaine renvoi au roman La Source Vive ou The Fountainhead en anglais. Ce roman met en scène Howard Roark, un architecte intègre qui préfère détruire ses œuvres plutôt que de vendre son âme et nier ses valeurs personnelles.

Il résume ainsi sa philosophie de vie : "Le créateur ne se fie qu'à son propre jugement - Le parasite suit l'opinion des autres. Le créateur réfléchit - Le parasite copie. Le créateur produit - Le parasite pille. Le créateur veut dompter la nature - Le parasite veut dompter l'homme. Le créateur est indépendant. Il n'obéit ni ne commande - Le parasite veut le pouvoir. Il veut condamner les hommes à l'esclavage."

La Source Vive fut adapté en film en 1949 nommé, en France : Le Rebelle. Scénarisé par Ayn Rand et réalisé par King Vidor, il met en scène Gary Cooper dans le rôle d'Howard Roark. 

Les autres romans d'Ayn Rand furent également adaptés en film. Nous, Les Vivants fut porté à l'écran en 1942. C'est une adaptation non-officielle réalisée par le cinéaste italien Goffredo Alessandrini, l'Italie étant en guerre contre les États Unis, il lui était impossible d'obtenir les droits sur le roman. 

Il est assez difficile de faire le lien entre le personnage de Franck Fontaine et le roman La Source Vive. Peut-être est-ce un lointain rapport avec le personnage d'Elsworth Tooley, l'antithèse de Roark, qui se présente comme "l'ami de tout le monde, de l'humanité" alors qu'il n'en est rien... Tout comme Franck Fontaine, se présente comme un ami du héros/joueur.

 

Qui est Atlas ?

Cette question se retrouve sur de nombreuses affiches à Rapture. Il s'agit d'une double référence ici. Tout d'abord, le personnage d'Atlas fait référence, bien évidemment au titre du roman La Grève ou Atlas Shrugged en VO*. Mais également au personnage de John Galt, dans ce même roman. L'expression "Qui est John Galt ?" en est d'ailleurs le leitmotiv.

Paru en 1957 (2011 en France), La Grève raconte comment, dans une Amérique pré-totalitaire, les créateurs, les artistes et les entrepreneurs, se mettent en grève et provoquent ainsi la chute du régime. Si l'héroïne du roman est Dagny Taggart, PDG d'une compagnie de chemin de fer, le personnage le plus emblématique est John Galt. Le chapitre "John Galt parle" est d'ailleurs le point central du roman et un véritable exposé sur l'objectivisme. 

Toujours à propos de La Grève, il est intéressant de noter que le nom des 3 parties du livre (A=A, Où bien où bien et Non contradiction) correspondent au 3 points de la logique aristotélicienne. En philosophie, Ayn Rand ne se reconnaissait qu'un seul maître : Aristote.

S'il y a un personnage de BioShock qui soit proche du héros randien c'est bien Andrew Ryan. En effet, tout comme John Galt, il a voulu construire un lieu où les créateurs puissent faire ce qu'ils veulent sans subir les diktats d'autrui et se vivre pleinement le potentiel qu'ils ont en eux.

Ayn Rand définissait l'objectivisme comme étant "[une] philosophie [qui] conçoit essentiellement l'Homme comme un être héroïque dont l'éthique de vie est la poursuite de son propre bonheur, la réalisation de soi son activité la plus noble, et la Raison son seul absolu."

Pour accueillir les créateurs, John Galt créa le Ranch Galt et Andrew Ryan, Rapture. La seule différence entre les deux réside dans la chute de Rapture. Andrew Ryan voulait une science débarrassée de l'éthique or, "science sans conscience n'est que ruine de l'âme". C'est, semble-t-il, la cause de la déchéance de Rapture : des expériences scientifiques sans éthique engendrèrent des monstres comme les petites sœurs, les big daddies, etc...

Une autre référence à La Grève intervient lorsque Andrew Ryan explique avoir brûlé une forêt lui appartenant plutôt que de voir les hommes du gouvernement s'en emparer. Ce passage fait écho au personnage Ellis Wyatt qui met le feu à ses champs de pétrole pour ne pas les voir tomber entre les mains des hommes de l'état. Moins évident est la référence à La Source Vive où l'architecte Howard Roark détruit un immeuble en construction parce que ses plans n'avaient pas été respectés.

 

Conclusion 

Peut connu en France, Ayn Rand est une icône aux États Unis. La Grève est, après la Bible, le livre ayant eu le plus d'influence aux USA. Nombreuses sont les personnalités à avoir été influencé par elle. On pourra citer le dessinateur Steve Ditko, Frank Miller, Angelina Jolie et Brad Pitt (longtemps pressentis pour incarner Dagny Taggart et John Galt à l'écran), Jimmy Wales le fondateur de Wikipédia, Terry Goodkind, etc... Même Hilary Clinton, pourtant loin d'être objectiviste, avouera avoir eu son "moment Ayn Rand".

Dans ce contexte, il n'est pas étonnant que Ken Levine ai été mis en contact avec la pensé de cet auteur. Cependant, dans BioShock, il explore bien plus l'utopie "galtienne" et ses dérives prévisibles que la philosophie objectiviste en elle même (bien que l'une descende nécessairement de l'autre).

Destiné à libérer l'homme de ses chaînes, Rapture finit par s'abimer dans l'excès d'immoralité et la négation de toute éthique. Ses habitants ne sont plus des hommes mais des monstres, dans tout les sens du terme. Avec sa série BioShock, Ken Levine nous dit que toutes les utopies sont vouées à l'échec. Car, en niant la réalité, la nature même de l'homme et en voulant le remplacer par une chose qu'il n'est pas (le fameux "homme nouveau"), ces mondes parfaits finissent systématiquement dans l'horreur et le sang, quel qu'ait été l'intention initiale de leur promoteur.

 

 

* Ici, mon lectorat sera tenté de penser : "Pfff ! Ils ont traduit Atlas Shrugged par La Grève. Quelle bande de nazes!"... Sauf que non. Il faut savoir que le titre de travail d'Atlas Shrugged (Atlas hausse les épaules, sous entendu : et le monde chute) était The Strike. L'éditeur américain d'Ayn Rand, jugeant ce titre trop explicite par rapport au contenu de l'histoire, demanda à l'auteur d'en trouver un autre plus mystérieux. L'éditeur français n'a fait, au final, que reprendre le titre d'origine voulu par l'auteur.