Bon, on m'a glissé à l'oreille la semaine dernière qu'il serait sympa que je fasse un nouvel article sur les femmes dans le jeu vidéo, et comme c'était bientôt la Journée de la Femme, je me suis dit, banco.

Tout d'abord, notez que j'avais déjà abordé le sujet dans un précédent ALT-TAB, consacré au sujet de la Guerre des Sexes. Cette année, je vais prendre la chose sous un autre angle et vous parler plus précisément de la position (parfois sexuelle) des personnages féminins dans le cosme vidéoludique.

Tout d'abord, je ne sais pas si vous vous en êtes rendus compte mais deux archétypes féminins se sont dégagés avec le temps au sein des jeux vidéos.

D'un côté, les Princesses. Pures et innocentes, elles sont là pour être kidnappées puis secourues - en l'état, tout simplement chosifiées. Le summum humoristique de cette caricature étant certainement Fat Princess, où les princesses ne sont rien d'autres que des flags à aller récupérer dans le camp adverse. Du point de vue de la personnalité, les Princesses sont virginales, réservées, modestes. La quintessence de la Princesse est certainement Peach, de l'univers de Mario.

De l'autre côté, voici la Femme Fatale. Une créature de charme et de séduction, qui mène les hommes par le bout de la braguette et les fait tomber dans des situations dangereuses et/ou compromettantes. Ce sont des femmes fortes, à la personnalité affirmée, conscientes de leurs atouts et n'hésitant pas à en abuser pour dominer leurs adversaires masculins. Je pense que pour le coup, vous serez tous d'accord avec moi pour dire que la quintessence actuelle de la Femme Fatale est Bayonetta.

Du coup, en constatant l'apparition et l'opposition entre ces deux archétypes, je me suis posé la question de comment les développeurs sont arrivés à cette situation. Je crois pour ma part que cela vient essentiellement de leurs efforts pour créer un personnage féminin à la forte probabilité de succès commercial. Etant donné que les développeurs doivent d'abord cibler un public largement masculin et sont eux-mêmes des hommes le plus souvent, ils ne peuvent donc réellement solliciter leur propre expérience quand ils façonnent un nouveau personnage féminin - et du coup, ils ne peuvent que s'appuyer sur leur propre perception de ce qui est perçu comme "féminin" dans nos cultures occidentales et/ou orientales.

De là, si on affine un peu plus ma première opposition entre Princesses et Femmes Fatales, on tombe sur trois archétypes féminins dans les jeux vidéos :
- La première est la "bad girl" à la tonalité sexuelle affirmée (Morrigan dans Darkstalker, Lara Croft et sa poitrine, Chloe dans Uncharted 2, Blaze dans Streets of Rage...).
- Puis vient la "gentille fille", noble et asexuée (Peach donc, mais aussi Zelda, ainsi qu'Aeris de Final Fantasy VII ou encore Elena dans Uncharted 2).
- Et enfin, il y a les héroïnes qui commencent asexuées et le deviennent plus tard.

Dans ce dernier cas, la transformation peut se produire à tout moment dans le jeu mais l'important est qu'il se produit toujours à un moment ou un autre. Pour reprendre l'exemple de Bayonetta, elle commence le jeu comme nonne mais en l'espace de dix minutes, elle tombe les vêtements et devient une rambo bimbo tueuse d'ange. De même, Samus dans la série des Metroids est un autre exemple, plus subtil (quoiqu'il ne soit pas vraiment difficile de faire plus subtil que Bayonetta).Il lui faut généralement plus de temps pour tomber sa combinaison et prendre une pose de pin-up mais cela finit toujours par arriver malgré tout, à un moment ou un autre.

En prenant un peu de recul, on s'aperçoit finalement que la même chose est observable au niveau de notre pop-culture dans son entier. Britney Spears a commencé comme une gamine dans un télécrochet et en grandissant, l'emphase sexualisante est apparue pour devenir un attribut revendiqué (énormément, d'ailleurs). Et cela ne vaut pas que pour les stars de la chanson. Se présenter comme une "jeune fille normale et innocente" puis balancer une sex-tape sur Internet est une façon quasi-certaine de nos jours de passer à la télé. L'innocence vend, le sexe vend encore plus, et c'est la transformation d'une créature asexuée à une machine sexuelle qui vend le plus.

En prenant plus de recul encore, on s'aperçoit alors que tout cela n'est que l'expression de deux archétypes présents dans quasiment toutes les cultures humaines connues, à savoir d'un côté l'identité chaste voire asexuée de la "mère-fille" et de l'autre, celle de "l'amante-maîtresse". Du coup, si vous combinez les deux, vous obtenez une trame scénaristique prête à l'emploi pour tout personnage féminin dans n'importe quelle histoire - une trame qui sera facile à saisir pour la majorité de la population : la gentille fille du début une héroïne super badass.

En plus de cet argument archétypal, il y a aussi l'a priori selon lequel l'expression sexuelle sera d'autant plus authentique et intense pour quelqu'un qui passe d'abord par un statut chaste et asexué - et cet a priori est d'ailleurs partagé par les hommes comme les femmes.

Concernant ces dernières, je suppose que la transformation de "gentille fille" à "femme fatale" résonne très différemment à leurs yeux. Après tout, les femmes restent sexuellement réprimées (voire opressées) dans beaucoup de cultures : on apprend ainsi aux petites filles dès leur plus jeune âge que le sexe est effrayant, sale et dangereux, que céder à ses pulsions présente un danger pour elles et pire encore, pour la réputation de leur famille. Et je ne parle pas du "le sexe est un péché" auquel sont en plus confrontées les femmes dans certaines religions.

Pour le coup, la liste devient interminable.

Si on garde ce dernier point à l'esprit, on peut alors comprendre pourquoi certaines femmes peuvent considérer Bayonetta comme un modèle positif. Elle défie l'idée du péché dès le départ (après tout, flinguer des anges doit bien relever du péché quelque part), se comporte de façon aussi aguicheuse qu'elle en a envie, aussi méchamment qu'elle en a envie, et aussi dure qu'elle en a envie, tout cela selon ses propres termes. Du coup, si notre société associe "sexuellement réprimé" à " "bon, gentil", alors vous pouvez être sûr que beaucoup de gens chercheront à être "mauvais" parce que y a pas à dire, mais quand même, être mauvais dans ce sens apporte vachement plus de plaisir ! Je crois que je pointe donc une évidence en indiquant que Bayonetta doit s'éclater beaucoup plus que Zelda ou Peach...

Cela dit, l'un des soucis que j'ai avec cette histoire de "bad girl", c'est que malgré tout, elle continue d'induire implicitement que la sexualité féminine est quelque chose de mauvais. On a beau avoir l'impression que Bayonetta vit selon ses propres critères, elle mord elle-aussi à l'appât du piège "bad girl"/"gentille fifille" : après tout, associer la sexualité des femmes avec l'idée de mal et de danger n'est pas très libérateur si l'on y réfléchit à deux fois. Pire finalement, les personnages féminins qui associent sexe et violence ne font en réalité que valider la vision du monde de tous ceux qui prétendent que la sexualité des femmes est quelque chose "d'effrayant" et de "mauvais"...

Bon, pour en revenir aux jeux vidéo, personnellement je trouve que cette opposition "femme fatale/gentille princesse" est devenu non seulement répétitive mais surtout extrêmement lassante. Il ne se passe plus un jeu où l'on retrouve ces stéréotypes et je commence à trouver que cela manque sérieusement de renouvellement - ces temps-ci, j'en suis même venu à simplement ignorer cet aspect quand je le recontre, au détriment du plaisir de jeu.

J'avoue, le cas de Bayonetta est exemplaire car il s'agit d'un jeu où il m'était absolument impossible d'ignorer cet aspect femme-fatale-prédatrice-sexuelle. Concédons-le, ses constants gémissements quasi-orgasmiques, l'incessante mise en avant de ses parties les plus charnues et son expression démesurée de la force féminine étaient très amusants au début, mais au bout d'un moment, il devenait difficile de se concentrer sur le reste du jeu, jusqu'à en devenir envahissant.

Comment pouvez-vous espérer faire attention au reste de la personnalité de Bayonetta si elle n'agit au mieux que comme une sorte de babouin surexcité exhibant constamment son arrière-train coloré ? Tout le monde apprécie un supplément de fromage sur sa pizza mais là, je parle d'une couche de vingt centimètres...

Impossible de sentir autre chose que le fromage.

C'est ce qui m'arriva lorsque j'essayais Bayonetta : j'étais noyé dans le fromage. Du coup, comment éviter un tel écueil ?

Il y a plein de façons d'obtenir un personnage féminin amusant tout en restant sexué, rebelle et intéressant - et ce, sans passer par le cliché de la femme fatale/bad girl. En fait, si c'est bien fait, un personnage féminin affirmé et confiant sur sa sexualité pourrait même oeuvrer à dire au monde qu'il n'y a rien de "mauvais" à ce que les femmes aient une sexualité et, plus important encore, que cette sexualité leur appartient à elles seules, au lieu d'appartenir à leur public.

Attirante sans être stéréotypée, sexuée sans être exploitée, et au final sans n'être simplement qu'une gentille "princesse", une "bad girl", ou une "gentille fille qui a mal tourné". Au lieu de cela, la nouvelle héroïne féminine doit être un personnage à part entière, construite en dehors de ces clichés.

Attention, je ne dis pas qu'il faut retirer toute féminité aux personnages féminins, ni que les personnages féminins devraient plus ressembler aux personnages masculins, ou quoi que ce soit d'autre reniant leur nature. Au contraire, ce que je veux, ce sont des personnages féminins crédibles, susceptibles de me montrer leur vraie nature, et 100% de leur personnalité - pas juste leur bikini. Le fait de concevoir un personnage à l'aune d'idées préconçues sur l'identité sexuelle ne fait que freiner ma découverte d'un personnage, qui serait autrement plus intéressant s'il n'était pas qu'une bimbo ou autre chose.

Le personnage de Madison dans Heavy Rain parvient à échapper à quelques uns de ces clichés mais n'échappe pas à d'autres. L'héroïne d'Over The Edge est pas mal aussi dans le genre, ainsi que Jade de Beyond Good & Evil.

De fait, la différences des genres n'est pas à ignorer mais l'idée même de croire que cette frontière doit constituer une barrière rigide de règles entre masculin et féminin est non seulement limitant mais aussi horriblement ennuyeux, voire stupide. Je peux ainsi prendre n'importe quel RPG japonais et vous prédire qu'il y aura une gentille fifille dedans ainsi qu'une vilaine bad girl. Quel intérêt dès lors de s'y intéresser ?

Le genre est en soi déjà une expérience. Nous expérimentons tous l'existence d'être homme, femme, ou n'importe quoi entre les deux, à notre façon. Et c'est cette expérience unique qui est la nôtre qui nous rend intéressants : l'expression de cette expérience est ce qui nous rend réel - quitte à enfreindre les barrières. Nous existons car nous transcendons les clichés et les barrières.

C'est ce que je veux pour mes personnages de jeux vidéos.
C'est ce que je voudrais pour les femmes du monde entier.