Dorito's Gate. Deux mots, internet s'enflamme et c'est comme si tout s'effondrait, somme si tous les soupçons jusque là vus du coin de l'oeil et aussitôt ignorés devenaient une lèpre certaine et généralisée. Les spécialistes des «médias du jeu vidéo» sont tout à coup soupçonnés d'être les mercenaires des marchands, de vendre la façon dont ils transmettent les informations concernant les produits de ces derniers au plus offrant. Les sources de conflit sont la pub finançant (et envahissant) les médias, les invitations à des évènements de communication dans des cadres plus ou moins luxueux. Et, scandale, on apprend que certains journalistes font parfois eux-même des interventions de communication en direction du public, rémunérées directement par des éditeurs. 

 

 

Un chevalier noir ça vend des chips ?

 

Mais comment certains journalistes se sont-ils retrouvés dans cette posture réputée douteuse ? Je pense que la réponse est assez simple. Le jeu vidéo est un bien culturel très spécialisé, qui n'existe que depuis peu de temps mais qui génère un fric monumental. Dès lors, la communication autour des titres sur le marché est capitale pour les éditeurs. Ils invitent donc les journalistes pour leur transmettre de l'information sur les produits, et il y a des «à côtés» plus ou moins luxueux qui sont bien entendu des moyens de lubrifier la transmission. D'autre part quand il s'agit de parler au public la quantité de personnes sachant parler de ce sujet spécialisé et peu facile à vulgariser est faible. La suite vient toute seule, les seules personnes qui ont appris à parler de jeu vidéo au public dans leur coin depuis une trentaine d'années sont... les journalistes de jeu vidéo. Leur spécialisation et leur rareté crée donc automatiquement la demande et il me semble logique que les éditeurs les sollicitent pour exécuter ce genre de missions. En bref, arrêtons d'être aveugles, comme dans tous les marchés, il existe dans celui du jeu vidéo des relations entre les différents acteurs : vendeurs, informateurs et consommateurs. Et comme il s'agit d'un marché, au sein de ces relations circule de l'influence et de l'argent.

 

La question qui se pose au fond est évidemment celle du conflit d'intérêts. Au passage, il me semble utile de repérer que l'intérêt réellement  mis en jeu est avant tout celui du consommateur qui est supposé être à risque de prendre une décision d'achat faussée par l'intérêt financier du journaliste après avoir lu un média spécialisé. Premier constat : l'enjeu est identifié, il n'est pas d'une gravité vitale. 

 

 

Mais pourquoi mange-t-on des chips ?

 

Et c'est alors que je me pose la question suivante : qu'est-ce qui détermine la façon dont un journaliste de jeux vidéos transmet de l'information à son public ? Que ce soit en relayant une «news» ou en rédigeant une «critique», il n'est de toute façon pas raisonnable de considérer ce qui est écrit sur ce sujet comme objectif. Comme lorsque l'on parle de tout objet culturel, le nombre des déterminants de l'avis de chacun sont incalculables. Entre autres paramètres et en occultant d'éventuels enjeux financiers, la résonance avec sa propre histoire et ses affinités personnelles, ainsi que son humeur du moment me semblent probablement essentiels en ce qui concerne le fait d'apprécier ou pas une expérience ludique. En dehors des extrêmes bouses et chef d'oeuvres (et encore...), la subjectivité au millions de facteurs règne quand il s'agit d'émettre un avis. En parallèle, du côté du lecteur/consommateur, les variables qui mènent à une décision d'achat sont indéfinissables et ne peuvent pas à mon avis se résumer au simple fait d'avoir lu une critique positive sur tel ou tel média. En tout cas ce ne serait pas raisonnable d'acheter sur la seule base de l'avis de toute façon subjectif d'un journaliste. C'est en ce sens que les médias jeux vidéo ne peuvent pas à mon sens être perçus comme des prescripteurs d'achat, ce qui me semble être une donnée essentielle dans ce débat.

 

Après ces quelques réflexions, il me semble que la question du conflit d'intérêt chez les journalistes de jeu vidéos est mise en perspective, dans sa raison d'être qui semble plutôt compréhensible, et dans ses conséquences qui sont somme toute assez diluées. D'autant plus que tout cela reste du jeu, du divertissement. 

 

 

Indépendance des professionnels de la santé: manger les chips par la racine ?

 

Et c'est à présent que je passe à la seconde partie de mes réflexions : le parallèle de ces questions d'influence avec le business de la santé, au sein duquel je travaille. Pour commencer, il faut poser la différence notable entre les deux industries : si dans le jeu vidéo les conséquences possibles d'une tromperie sont la perte de 70 euros, dans le monde de la santé, il s'agit de perdre... sa santé ! Les enjeux sont donc incomparables. Autre différence de taille : dans le milieu de la santé il existe des prescripteurs possiblement sous influence, au contraire du jeu vidéo pour lequel comme je l'ai exprimé avant, il n'y a pas de «prescripteurs» à proprement parler. Deux différences de taille : l'enjeu et le risque d'un éventuel problème d'influence envers une industrie pour le consommateur sont largement plus élevés. Et pourtant, la question des conflits d'intérêts est très semblable au sein de ce marché, qui contient des acteurs en relation, de l'argent et de l'influence. 

 

Dans ce domaine, la question de la spécialisation est aussi un des moteurs inévitables du problème : les plus grands médecins spécialistes sont forcément sollicités par les marchands de médicaments et/ou de matériel médical, parce que justement il sont les seuls à connaître vraiment le sujet. Ils offrent des prestations de consultant et sont rémunérés. Quand ledit spécialiste consulte ensuite auprès d'un patient la question du conflit d'intérêt est bien là et la suspicion possible. Idem pour la recherche, les congrès de formation financés par l'industrie, etc ... Le domaine médical est passé par de nombreuses phases de crise à ce sujet. Et ces crises ont permis de limiter les excès clairs de certaines pratiques (croisières de formation de 2 semaines tout frais payés pour 2h de cours réels ...), mais aussi de se rendre compte qu'il est impossible de faire en sorte qu'il n'y ait pas de conflits d'intérêts. Parce que, comme je l'ai déjà dit, quand on exerce dans un marché spécialisé, les relations existent et la spécialisation fait que chacun a besoin par moment des compétences des autres. 

 

Une des issues actuellement trouvée à ce problème est d'augmenter la transparence de ces relations. Par exemple, lorsqu'un grand professeur publie un article de recherche sur un nouveau médicament à succès, il indique s'il a certains liens financiers avec un marchand de pilules en tant que consultant, ou par le biais du financement de ses travaux de recherche. 

 

 

Les chevaliers noirs chez les fous 

 

Je vais maintenant vous exposer un exemple, au sein de mon domaine d'exercice, la psychiatrie, domaine de la médecine où règne le plus la subjectivité. Il s'agit de ce que l'on appelle le DSM. C'est le manuel de diagnostic des maladies mentales qui fait référence à travers le globe depuis les années 1950. Sa 5e édition doit bientôt paraître et son processus de rédaction a connu bien des remous. Ce qu'il faut bien comprendre c'est que ce livre contient les recommandations de critères à utiliser pour poser des diagnostics de maladie mentales, et que dans ce domaine peu tangible il est bien entendu nécessaire à l'exercice de la profession d'avoir une référence commune en la matière pour faire un travail qui tient la route. Or, il avait été démonté a posteriori que plus de la moitié des personnes ayant travaillé à la rédaction de la 4e version de ce livre avaient des relations financières avec l'industrie pharmaceutique, ce qui en son temps avait suscité beaucoup d'émotion au sein de la profession car il est évident que le conflits d'intérêts potentiels dans un tel cas sont majeurs ! En effet, il vient vite à l'esprit que le fait d'établir des critères  permettant de décider si une personne est malade et donc consommera des médicaments  peut intéresser au plus haut point l'industrie pharmaceutique. Certains ont même été soupçonnés d'inventer des maladies juste pour vendre le médoc qui va bien avec... Pour en revenir au DSM 5, il a été promis que le comité de rédaction de ce nouvel opus serait cette fois «mieux choisi». Mais un article récent vient de mettre en évidence le contraire.

 

 

Et si on arrêteait de jouer aux chevaliers ?

 

Ce que je retire personnellement comme information de tout ceci, c'est que ces situations de conflit d'intérêt sont inévitables lorsque l'on traite de sujet spécialisés. Les spécialistes au sein d'un marché doivent parfois travailler ensemble, même si cela fait émerger des situations nuancées qui peuvent exciter la curiosité des amateurs de théories du complot. Mais ce qui compte à mon avis pour l'utilisateur final c'est que les acteurs concernés par des conflits d'intérêts soient dans une position assumée et en annoncent la couleur clairement.  C'est de là que le consommateur tirera une information de plus, qu'il pourra utiliser librement pour mettre en perspective ce qu'il entend, ce qu'il lit.

 

 

Pour conclure, j'espère juste que ces quelques lignes auront pu apporter un éclairage sur la question de départ. Au final, jouons, faisons-nous plaisir. La seule question qui reste obscure pour moi dans tout cela c'est de savoir quels intérêts servent les conflits qui ont ébranlé la presse du jeu vidéo ces derniers mois. Parce que pour moi c'est là que reste un vrai mystère...