II. Toast pour les trente ans d'un vieil ami

Ce dimanche, Link a soufflé avec nous ses trente bougies, et si nous sommes encore là après tant d'années, c'est qu'on l'aime bien quand même.

A trente ans, ceux qui étaient là dès le début et qui sont encore à vos côtés sont quand même de sacrés potes !

Il y a de cela trois décennies donc, nous recevions un formidable faire-part : un passeport pour l'aventure. Le 21 février 1986 déboulait sans crier gare une version évoluée du prototype d'Adventure, un nom et un concept qui allaient trouver une véritable résonance chez les joueurs du monde entier.

Rétrospectivement, il est très facile de louer le succès de la franchise années après années. Comment s'imaginer, dans le contexte de sa sortie, que The Legend of Zelda allait connaître un tel retentissement ? Et pourtant, tout ce qui fera le succès des épisodes à venir est déjà bel et bien là : système de sauvegarde pour explorer à sa guise un immense environnement inconnu, monstres toujours plus retors, donjons tortueux, items à n'en plus finir, tenue verte, épée et bouclier, secrets à tous les coins de rue chemin...

La liste pourrait être bien longue, tant l'opus fondateur s'imposera pour les décennies à venir comme le cadre structurant, l'ADN brut de la série. C'est aussi ça être victime de son succès : on devient bien malgré soi un modèle d'influence là où on voulait juste être un bon pote. A trente ans, on se dit qu'avec le recul, on a pu faire quelques conneries dans ses jeunes années.

Comme le type le plus cool de la cour de récré, Link va influencer tous ceux qui gravitent à côté de lui à la fin des années 1980 : de Wizards and Warriors à Crystalis en passant par Willow rien que sur NES, et par la suite tous les action-RPG marquants de la MegaDrive, à l'instar de Soleil, LandStalker...

The Legend of Zelda créé presque un genre à lui tout seul en faisant sauter les codes du RPG traditionnel pour privilégier une interaction directe mais pas pour autant simpliste : quand les premiers Ultima, Dragon Quest et Final Fantasy sont de véritables succès de librairie avec leurs systèmes de combats au tour par tour, Miyamoto choisit de donner toute sa place à l'immédiateté de l'action, ne séparant jamais une phase d'exploration de celle d'un affrontement corsé. Ainsi unifiée, la quête du jeune elfe n'en devient que plus grandiose, et si le point de départ demeure inlassablement le même durant toute l'aventure, c'est un véritable désir d'exploration qui s'empare de nous à chaque démarrage du jeu... Des années plus tard, il continuera de raisonner à travers des titres comme Alundra ou Starfox Adventures, jusqu'aux plus récents 3D Dot Game Heroes ou la série des Darksiders.

A trente ans, on perd aussi peu à peu la fougue aveugle de ses débuts.

Car c'est peu dire que le père Link n'avait à l'époque pas froid aux yeux : sans le moindre pathfinding (la notion n'existait de toutes façons pas à l'époque), la formule pousse à découvrir librement l'environnement. A force de défaites et d'incompréhensions dans certaines contrées, le joueur se familiarise avec les créatures qu'il rencontre et passe par l'épée, tombe de temps à autre sur un donjon inattendu ou découvre derrière un buisson une cave récompensant d'un coffre la curiosité.

La curiosité, voilà sans doute le maître mot de The Legend of Zelda : sans tutorial possible, il faut pousser le joueur à explorer librement les moindres recoins de la carte. C'est ça l'aventure, percer bouche bée le secret des Bois Perdus ou découvrir que le radeau peut nous emmener bien plus loin qu'espéré, par-delà les vastes aplats azurés faisant office de fleuves. Depuis quand n'a-t-on pas éprouvé cette délicieuse sensation de liberté dans la série ? A trente ans, on a déjà pris pas mal d'habitudes ronflantes...

Aux antipodes de son flamboyant opus introductif, Link est sans doute devenu aujourd'hui un peu sage. Jamais l'ossature d'un Zelda n'a semblé aussi étriquée que depuis quelques années : en nous prenant par la main du début à la fin de l'aventure, Miyamoto et Aonuma s'assurent aujourd'hui que personne ne sera largué... au détriment du plaisir pur, de l'adrénaline et de l'excitation qui accompagne le sentiment d'accomplir un exploit. Si vous êtes comme moi en ce moment plongés dans The Witness, vous voyez très bien de quoi je veux parler. Il y a trente ans, Link n'avait que faire de nos protestations bourgeoises : la formule était simple, mais passionnante. Des décennies plus tard, l'univers de Zelda n'a jamais été aussi beau et coloré, mais ressemble de fait de plus en plus à un interminable week-end passé à arpenter les allées en carton-pâte de DisneyLand...

A trente ans, on ne roule plus en 205, l'absence de standard des débuts à fait place à des goûts plus réfléchis.

Mais alors, que peut-on lui souhaiter au père Link pour la nouvelle dizaine qu'il entame sous nos yeux ? C'est peu dire qu'il a grandi depuis que nous assistions fébrilement à ses premiers pas, n'ayant de cesse de le retrouver bonifié à chaque nouvelle rencontre. Sa pré-adolescence au succès insolent nous avait faire rêver quant au sublime jeune homme qu'il allait devenir. La période qui s'en suivit fut comme pour tous les ados plus compliquée à gérer, mais nous gardions la foi en l'avenir, ça n'est une période facile pour personne !

La dernière fois que l'on s'est croisé, Link avait tout juste 25 ans. La fleur de l'âge pouvait-on espérer. Mais avoir 25 ans en 2011, c'est entamer sa vie d'adulte dans un monde en proie au changement, où l'on brûle désormais les effigies des adorations passées. Si le doute était encore permis, nous savons aujourd'hui que Link est bel et bien japonais : derrière son look de teenager fan d'heroic fantasy, il incarne peut-être à lui seul les travers du jeu vidéo nippon de ces dernières années : coincée dans ses inamovibles fondamentaux, la série ne tient plus le haut du pavé. Depuis fort longtemps, ceux qui s'en inspiraient largement se sont sentis à l'étroit et ont fait exploser les codes de l'action-RPG, Link est devenu ce jeune homme surdoué devant lequel on s'extasiait volontiers, génie de son époque. A trente ans, on se fiche d'être cool ou dans l'air du temps. On s'inscrit dans la durée.

Du futur opus qui doit cette année venir célébrer en grande pompe l'anniversaire dont il est question aujourd'hui, on ne sait finalement quasiment rien. Et c'est peut-être pour le mieux, cela permet de rêver. Et qu'il est bon de rêver quand on pense à The Legend of Zelda ! Promettant depuis des années maintenant qu'ils ont compris que les attentes du public avaient changé, les deux papas de la franchise nous annoncent un monde ouvert, une progression non-linéaire, et bien sûr plein de surprises qu'on-est-tellement-les-seuls-à-y-avoir-pensé-qu'on-veut-pas-le-dire. Les seuls visuels disponibles permettent tous les fantasmes. Malgré les déceptions à répétition de ces dernières années, malgré qu'on ait juré plus d'une fois qu'on ne nous y prendrait plus, nous souhaitons un merveilleux anniversaire à Link. Nous lui souhaitons de ne plus regarder en arrière, de s'affirmer en tant qu'adulte, et d'oser. A trente ans, tout est permis.

En tentant de capitaliser sur l'ouverture d'un monde à explorer toujours plus vaste, pour conserver la dimension de l'aventure, tout en persistant à accompagner de manière quasi forcée le joueur, Nintendo reste enchaîné à une structure qui se révèle désormais clairement contre-productive. L'aura du premier épisode reste déterminante, jusqu'à ce que la claque magistrale administrée par Ocarina of Time repositionne immédiatement le curseur, qui reste jusqu'à la sortie du prochain épisode le marqueur, le référentiel de la série.

The Wind Waker tentera de faire exploser les limites à la dynamite en dévoilant son immense océan malheureusement chiche en terres immergées, il en ressortit une sensation de solitude bien marine, au détriment de l'exploration effrénée. Un sentiment décuplé à l'infini dans Skyward Sword, où le vide des cieux à parcourir à dos de Célestrier n'a d'égal que la bêtise de Fayrme ta gueule...

Trente ans plus tard, force est de constater que les bases qui ont été posées influencent encore la série : on peut difficilement reprocher à Link de vouloir suivre à tout prix la mode, mais peut-on décemment ressasser la même formule si longtemps dans la durée ?

A trente ans, on peut très bien démarrer une nouvelle carrière prometteuse, parce qu'on a enfin les moyens de ses ambitions. Bon anniversaire Link, puisses-tu nous faire rêver encore quelques décennies !


Tous les lundis à 10h, retrouvez une Tribune jeu vidéo sur Gameblog,
et suivez notre grille de rendez-vous hebdomadaires.


Ces chroniques, interviews et dossiers vous intéressent ?
Devenez membre Premium pour nous aider à financer ce genre de contenus
et bénéficiez de nombreux avantages.