Dans nos précédents P'tits Papiers, nous avions dressé un état des lieux de la vieillissante génération de machines, afin de clore convenablement l'année 2013. Il est maintenant temps de s'intéresser au futur. Avant d'évoquer dans quinze jours le cas - entre autres - de l'Oculus Rift, penchons-nous aujourd'hui sur les Steam Machines de Valve, l'une des promesses les plus fortes de 2014.

Un fantasme du joueur console

L'arrivée d'une Steam Machine est d'abord évoqué par Gabe Newell en décembre 2012. Il s'agit alors ni plus ni moins que d'une machine exclusivement réservée aux jeux vidéo, intégralement dédiée à Steam et destinée aux téléviseurs. Une console de salon en somme, qui voyait Valve se poser en sérieux concurrent de Nintendo, Sony et Microsoft. En tant que joueur exclusivement console, je dois dire que cette promesse paraissait alléchante. Elle m'ouvrait en effet l'accès au jeu PC, dans mon salon (jouer sur une chaise à un mètre de l'écran est pour moi redhibitoire), autour d'une philosophie plug and play (je mets mon jeu, je joue), sans les prises de tête inhérentes au PC et son fatras de configurations matérielles. L'excitation montait d'ailleurs d'un cran après avoir découvert le fameux Steam Controller et son potentiel énorme. Enfin, je me voyais m'offrir l'accès à Steam, sa bibliothèque largement fournie de jeux (dont pléthore de titres indé), et ses fameuses soldes dont les joueurs PC se délectent tant, nous laissant les observer avec envie.

Espoirs douchés

Il aura fallu attendre le CES 2014 de Las Vegas (tenu il y a deux semaines) pour obtenir quelques informations supplémentaires sur la Steam Machine. Il faut d'ailleurs parler de Steam Machines au pluriel désormais, Valve ayant annoncé une liste de 13 constructeurs habilités à proposer leur version du hardware, parmi lesquels le français Materiel.net. Au-delà du débat sur l'esthétique de ces box (que chacun jugera), c'est surtout la disparité des offres qui interpelle, tant dans les configurations matérielles de chacune, qu'au niveau du prix. Avec des propositions oscillant entre 500 et 6000 $ (soit environ entre 400 et 4500 €), on peut dire que l'enthousiasme initial est vite retombé. Il est par ailleurs déjà confirmé que chaque constructeur aura l'opportunité de décliner sa propre machine en plusieurs gammes, qu'il pourra aussi fournir sa manette maison (même si le Steam Controller sera de facto inclus avec chaque machine certifiée), que le système d'exploitation pourra être modifié et que le joueur aura l'opportunité d'en changer les éléments internes (carte graphique, disque dur). Plus grand chose à voir avec une console de jeu et on y perd la stabilité matérielle qui leur sont caractéristique. Il s'agit donc bien d'un PC déguisé en console, rien de plus. Deuxième point problématique : le système d'exploitation Steam OS n'autorise l'utilisation que de jeux Steam compatibles avec Linux (normal, il est basé dessus), soit seulement 10% du catalogue, même si ce nombre grimpe chaque jour. La question se pose alors : à qui s'adressent réellement ces machines ?

Pour quel public ?

Il est évident que le gamer console "typique" ne trouvera pas là une offre suffisamment alléchante pour le combler, car trop complexe. Il a d'ailleurs déjà l'oeil rivé sur les PS4 et Xbox One, si on en juge le départ fulgurant de ces deux machines. Le joueur PC non plus n'aura pas intérêt à investir dans une Steam Machine, vu le peu de différences que le système propose en regard de son propre PC (sans même évoquer l'aspect multitâches de ce dernier). Il peut d'ailleurs déjà brancher sa bécane sur la télévision et en profiter grâce au confort offert par le système Big Picture (interface de Steam adaptée à l'écran et navigation à la manette). Le grand public ne pourra lui être que rebuté par le prix trop élevé des Steam Machines et leur multiples configurations. Si l'on en croit Valve, le coeur de cible visé n'est autre que... l'utilisateur de Steam. Oui, celui qui possède déjà un PC.

Beaucoup de bruit pour rien ?

Alors, à quoi bon tout ce ramdam ? Quel est l'objectif réel de Valve ici ? Tout semble au final tourner autour du système d'exploitation Steam OS (déjà disponible en bêta gratuite depuis un mois). Ces nouveaux hardware ne pourraient-ils être que des chevaux de Troie, destinés à imposer Steam OS au détriment de Windows ? Newell a été très critique au sujet de Microsoft et de son très verrouillé Windows 8. Bien entendu, il ne s'agit pas de remplacer l'OS de Microsoft dans les ordinateurs grand public, mais bien d'en détourner les gamers. Il faut dire que l'attrait provoqué par Steam auprès de ses 75 millions d'utilisateurs actifs est immense. Si la base de joueurs utilisant Steam OS devient suffisante, rien n'interdit de penser que Steam deviendrait alors exclusif à ce système d'exploitation. Rappelons nous comment Valve avait imposé son store en ligne (dont le lancement s'était fait dans la douleur), en obligeant le joueur à se créer un compte pour faire fonctionner Half-Life 2. Aujourd'hui, Steam est une franche réussite et compte comme l'acteur majeur dans l'achat de jeux dématerialisés.

De manière encore plus fourbe, Valve aurait-il voulu exciter les assembleurs de hardware en présentant d'abord sa propre console, pour finalement décider d'en annuler la sortie (comme cela semble se profiler) et laisser les autres faire son boulot, sans prendre le risque de se lancer dans ce marché périlleux ? On murmure que ces dits-assembleurs devraient verser à Valve des frais de licence (pour l'utilisation de la marque et de Steam OS), même si Materiel.net affirme le contraire. Ce qui est en revanche certain c'est qu'ils ne toucheront pas d'argent sur les jeux vendus via leur machine.

Avec les Steam Machines, dont l'intérêt immédiat paraît discutable, Valve vise bien plus loin, et a débuté une partie d'échecs qui ne s'achèvera que dans dans de longues années. Visionnaire, la firme de Newell a bien compris que l'enjeu du salon et de la place sous le téléviseur est désormais capitale, et qu'il faut s'affranchir sans tarder du marché PC "à l'ancienne", mis à mal par la concurrence des tablettes.

Ses adversaires ne sont donc ni Microsoft, ni Sony ou Nintendo, mais bien Apple et Google. L'enjeu de la bataille réside dans un nouveau modèle, où univers PC et consoles auront convergé, et où il sera possible de s'affranchir de l'autorité d'un quelconque constructeur. Faire sauter les verrous : voilà l'ambition de la société ; mais surtout, évangéliser encore et toujours autour de Steam et de son modèle économique. Un modèle où ce n'est plus la machine qui dicte sa loi, mais bien les jeux (Valve est un développeur à l'origine). Et évidemment, Gabe Newell se verrait bien comme l'instigateur d'une telle révolution.