Définir précisément le JRPG nécessiterait bien plus qu'un article ou même un dossier : un ouvrage entier serait de rigueur. Je ne pourrai donc vous proposer qu'un rapide tracé des contours du genre, qui toutefois devrait suffire à vous permettre de saisir le sujet du jour. À mon sens, un JRPG repose sur trois piliers fondamentaux. Le premier englobe l'ensemble de l'univers présenté : un jeu de rôle japonais se doit de proposer une histoire riche, aux personnages travaillés, le tout prenant place dans un monde cohérent, où chaque détail a été réfléchi. J'aime à comparer le JRPG au livre. À la différence de son pendant occidental, le jeu de rôle japonais impose un scénario et un déroulement de l'aventure précis, de sorte que c'est dans un récit totalement sous le contrôle des créateurs qu'évolue le joueur. Voilà qui ainsi justifie l'analogie avec un roman : dans un JRPG, le joueur n'écrit pas l'histoire - disons que c'est de lui dont dépend la vitesse à laquelle se tournent les pages.

Le deuxième pilier concerne le système de combat. Un bon JRPG se voit contraint de proposer des joutes dotées d'une approche intelligente et complexe, dans le cadre de laquelle les décisions du joueur auront de lourdes répercussions. Ces systèmes de combat peuvent proposer des affrontements se déroulant au tour par tour, de façon dynamique ou en temps réel : chacun de ces cas de figure a donné naissance à différents sous-genres tels que les tactic ou les action-RPG.

Enfin, le dernier élément crucial a trait au système d'expérience. Indubitablement, l'intérêt principal d'un bon JRPG réside dans la montée en puissance des héros. Néanmoins, pour qu'un jeu entre dans cette classification, il s'avère essentiel que cette ascension soit chiffrée. Une saga comme The Legend of Zelda fait vivre aux joueurs une épopée digne d'un JRPG ; cependant, si son héros, Link, voit progresser ses capacités, c'est par l'intermédiaire d'objets et non par un gain de niveaux lié à des valeurs numériques. Les Zelda apparaissent comme des jeux d'aventure et non des JRPG. Évidemment, la recette du jeu de rôle japonais comprend bien d'autres spécifications, très diverses, qu'il serait impossible d'énumérer de façon exhaustive ici.

Afin d'apporter quelques précisions à ma définition et d'y ajouter l'expertise de professionnels, j'ai demandé aux créateurs de Shinness de me décrire quels seraient à leur sens les attributs majeurs définissant un JRPG. Voici pour commencer la réponse de Hazem Hawash : « Pour moi, le JRPG, c'est avant tout raconter une histoire. Contrairement aux RPG occidentaux, où le joueur est généralement plongé dans un monde plus libre en termes de narration, le JRPG a toujours su placer le joueur entre le spectateur et l'acteur. L'univers est aussi très important, car il permet d'immerger le joueur dans des parties annexes, un élément essentiel pour le genre en question. Pour finir, je pense que le bad guy doit en imposer. Il doit posséder un charisme fort et montrer qu'il n'est pas simple de s'en défaire. La première rencontre avec cet antagoniste est d'ailleurs primordiale. »

Pour Samir Rebib, « le JRPG se caractérise avant tout par des personnages attachants, et c'est à travers une grande aventure qu'ils dévoileront petit à petit leur personnalité. Il est intéressant de voir les héros évoluer au fil du jeu. On se demande alors si l'un d'entre eux va mourir. Vont-ils vivre une idylle ou au contraire se trahir ? Je pense qu'un bon JRPG doit constamment vous tenir en haleine, et, pour accentuer l'immersion et l'émotion ressentie, il est dans l'obligation de donner à entendre une magnifique bande sonore. Évidemment, le système de combat est tenu d'être varié et non répétitif. Enfin, le joueur doit sentir le gameplay se complexifier à mesure de sa progression. »

Des souvenirs émus

Aujourd'hui, les jeux de rôle japonais sont associés à un fort sentiment de nostalgie pour de nombreux joueurs, qui à leur évocation voient rejaillir de vifs souvenirs d'enfance ou d'adolescence. Quand j'ai demandé aux membres de l'équipe de Shiness quel rapport ils entretenaient avec le genre, leurs réponses se sont tout de suite chargées d'émotion. Écoutons Hazem : « Ces jeux m'évoquent l'âge d'or du jeu vidéo, où on savait encore raconter des histoires. Dans ma jeunesse, j'ai recommencé peut-être vingt fois Secret of Mana ! De même pour la série des Final Fantasy, que je refais très régulièrement, de l'épisode VII au XII, principalement. »

L'évocation de ces souvenirs semble pour Samir tout autant imprégnée d'effluves de chocolat chaud et de Nutella : « Dans les années 90, mon grand frère travaillait comme vendeur dans un petit magasin de jeu vidéo. C'est donc très jeune que j'ai découvert le JRPG. À cette époque, nous ne pouvions nous procurer ces titres que par l'importation. Mettez-vous à la place d'un gamin qui a la chance de jouer à Chrono Trigger et aux Final Fantasy ! Je vous assure, ça laisse des séquelles. Il y avait une dimension presque sacrée lorsqu'on tenait entre ses mains un RPG Super Famicom. Même si je ne savais pas lire le japonais, je n'avais pas besoin de comprendre les textes pour ressentir toute la poésie de Final Fantasy VI et de Seiken Densetsu II, les musiques suffisaient à m'émouvoir. »

Malgré une expérience un brin différente, Patrick Plourde entretient un rapport tout particulier avec cette époque merveilleuse : « J'ai grandi au Québec et je ne comprenais pas un mot d'anglais, et puisque les jeux n'étaient pas traduits, les expériences narratives telles que les RPG étaient hors de ma portée. Il y avait néanmoins pas mal de dessins animés japonais diffusés à la télé durant les années quatre-vingt : Demetan la Petite Grenouille, Heidi, Rémi sans famille, La Force G, Goldorak, etc. J'ai vraiment commencé à m'intéresser au JRPG à la sortie de la PlayStation, et c'est à ce moment que j'y ai retrouvé des thématiques et un style qui me rappelaient les dessins animés de mon enfance. J'ai donc eu dès le départ ce rapport nostalgique avec le genre. »

Le cas Shiness

Avant de devenir un projet de JRPG développé par une équipe de passionnés, Shiness était à l'origine un manga imaginé par Samir Rebib. La production du jeu a débuté voilà trois ans, et une campagne de financement participatif sera lancée vendredi 9 mai sur la plate-forme Kickstarter. Dans Shiness, vous retrouverez tous les ingrédients fondamentaux caractérisant un bon JRPG, notamment un système de combat complexe et un univers profond. Le scénario du titre ravira d'ailleurs tous les amoureux des Final Fantasy. Jugez plutôt : il y a longtemps, le Shi était une énergie naturelle source de vie, ayant octroyé aux nombreuses races de la planète Mahera la faculté de manipuler les éléments. C'est en outre sur le Shi que reposait le développement technologique de ces populations. Cependant, la consommation avait fini par en devenir considérable, transformant cette énergie en une denrée rare, et par voie de conséquence en source de conflits. Une guerre terrible ne tarda pas à éclater ! C'est ce déchaînement de violence irraisonné qui provoqua la Shiness : une facture du coeur de la planète Mahera, à l'origine d'un puissant cataclysme ayant donné naissance à un ensemble d'îles célestes. C'est donc aux commandes de représentants des civilisations survivantes que le joueur entrera dans l'aventure.

Samir commente avec nous cette intrigue et les références qui l'ont inspirée : « Dans l'écriture, je me suis efforcé de retrouver les émotions de Final Fantasy VI et l'onirisme de Secret of Mana. J'aimerais que les joueurs ressentent un peu ce sentiment de grandeur et de liberté que j'ai éprouvé en jouant à Skies of Arcadia et Xenoblade. Néanmoins, les références de Shiness se situent davantage du côté du cinéma, de la bande dessinée et de la littérature que des jeux vidéo. On y retrouve des inspirations provenant de Star Wars, du Seigneur des Anneaux, du Magicien d'Oz et de L'Histoire sans fin, pour ne citer qu'eux. D'ailleurs, en parlant de L'Histoire sans fin, vous ne trouvez pas qu'il y a comme un air de ressemblance entre Falcor et Flammy de Secret of Mana ? »

Le système de combat n'est pas en reste. Mêlant un grand nombre de variables, il puise ses références dans plusieurs licences connues, et pas seulement celles liées au jeu de rôle. « En effet, me confie Hazem, nous nous sommes principalement inspirés de Naruto : Ultimate Ninja Storm, pour le système de caméra et certains effets spéciaux ; de Final Fantasy XII, pour la transition entre la carte principale et les combats ; de Skies of Arcadia, pour la navigation des bateaux ; de Dragon Age pour le système d'intelligence artificielle des compagnons ; de The Legend of Zelda, pour les énigmes du jeu ; ou encore de Dragon Quest, pour le côté un peu humoristique de certains monstres. On peut dire que c'est un melting-pot de tout ce qu'on aime. Néanmoins, nous avons quand même su garder notre singularité. »

Vous l'avez deviné : dans Shiness, il n'est pas question d'un système de combat statique. Les affrontements prennent donc une tournure très dynamique, où le joueur peut diriger librement son personnage. Voilà néanmoins qui n'a pas toujours été le cas. Samir nous évoque le début du développement : « Lorsqu'on a commencé Shiness avec Hazem, le système de combat était au tour par tour. Cependant, nous nous sommes très vite aperçus que c'était ennuyant. On voulait quelque chose de nerveux, avec la possibilité de contrôler son personnage en temps réel. Le challenge pour nous était de nous approcher le plus possible d'un jeu de baston sans perdre la dimension stratégique d'un RPG. C'est la raison pour laquelle, dans le jeu, vos coéquipiers ne peuvent entrer dans l'arène de combat. On voulait que chaque joute soit un duel digne d'un bon shônen. C'est donc très naturellement qu'on s'est penché sur les mécaniques de jeu tirées des franchises Dragon Ball et Naruto. Ce qui ne veut pas dire que vos coéquipiers se tournent les pouces pendant que vous vous faites littéralement latter dans l'arène. Non, un système d'intelligence artificielle proche des gambits de Final Fantasy XII a été mis en place pour que vos compagnons puissent interagir à distance. Pour revenir sur mon expérience personnelle, j'aimerais que les joueurs s'éclatent dans les combats de Shiness comme j'ai pu m'éclater avec ceux de Chrono Trigger ou de Star Ocean 2. »

Il existe donc un rapport évident entre Shiness et le jeu de rôle japonais. L'intégration d'éléments du genre trouve ici naturellement sa justification dans un facteur évoqué précédemment dans l'article : la nostalgie ! Hazem nous en dit plus : « Samir et moi faisons partie de la génération Club Dorothée : nous avons grandi avec Dragon Ball Z et on se souvient de la première transformation de Son Goku en super Saiya-jin comme un jour marquant de notre vie. Shiness étant à l'origine un manga, il était nécessaire pour nous d'adapter notre jeu vidéo à une structure de jeu emblématique de ce pays (le Japon) : le JRPG. »

Le cas Child of Light

À la seconde où l'on pose le regard sur Child of Light, son esthétique nous envoûte. Son atmosphère douce puis ses mélodies apaisantes continuent de nous bercer, une fois la manette entre les mains. Ici, nous replongeons littéralement en enfance. Pour preuve, son scénario semble tiré d'un vieux recueil de contes oublié depuis des années dans un grenier poussiéreux. Pour plus d'informations sur Aurora, la Reine Noire et le royaume de Lémuria, je vous encourage à consulter la critique de Plume. De mon côté, je vous propose d'explorer les origines de Child of Light.

Le lien de filiation entre Child of Light et les jeux de rôle japonais apparaît comme évident. Même si le jeu ne peut prétendre appartenir pleinement à ce genre, c'est justement cette association étonnante qui a intrigué dans un premier temps les joueurs et adeptes de JRPG. J'ai donc demandé à Patrick Plourde pourquoi il avait intégré à son jeu des éléments du genre en question. Voici sa réponse : « Dès le départ, mon intention avec Child of Light était de proposer un RPG à la japonaise en faisant appel à l'UbiArt Framework. L'idée était de réaliser un JRPG en utilisant les concept arts de Yoshitaka Amano (illustrateur historique de la saga Final Fantasy) directement dans le jeu. Ensuite, je me suis intéressé aux illustrations de contes de fées des artistes du XIXᵉ siècle tels qu'Arthur Rackham, John Bauer et Edmund Dulac. Et c'est à ce moment que j'ai remarqué qu'il était possible d'établir un parallèle entre le conte de fées, où le personnage doit passer de l'enfance à l'âge l'adulte, et un jeu de rôle, où les personnages commencent leur aventure en étant faibles, pour la finir très forts. Ces deux genres présentent donc comme propos : grandir. »

Nous l'avons constaté avec les créateurs de Shiness, le système de combat d'un JRPG est un élément essentiel ; néanmoins, il est difficile de se montrer novateur dans ce domaine. Réinventer la roue sans trébucher constitue de fait un sacré défi. Il est donc logique de s'inspirer des oeuvres fondatrices, étalons du genre. Dans le cas de Child of Light, c'est Grandia II qui a été l'influence principale.

Pour Patrick, « la possibilité que les héros ou l'ennemi puissent se voir interrompre pendant un assaut est tout bonnement excellente pour maintenir l'intérêt du joueur à chacun des tours. De plus, contrôler en temps réel les personnages ajoute un aspect intéressant aux choix tactiques, ainsi les combats ne deviennent-ils jamais ennuyeux. » Le directeur créatif me confie aussi que la seconde inspiration pour le système de combat provient de Final Fantasy X, « pour la possibilité d'utiliser tous les compagnons dans les combats plutôt que d'avoir à choisir sa formation seulement aux différents points de sauvegarde. Toutefois, contrairement à FF X, je souhaitais dans Child of Light que tous les personnages gagnent de l'expérience, même sans avoir participé au combat. »

Enfin, Patrick m'a aussi confié s'être inspiré de Valkyrie Profile, dans le mélange habile que l'oeuvre de tri-Ace avait réussi entre une navigation en deux dimensions et des combats au tour par tour. Patrick nous raconte une anecdote amusante à ce sujet : « Tout au long du développement, j'avais sur mon bureau un exemplaire de Valkyrie Profile. Les membres de mon équipe qui étaient sceptiques à l'idée de ce mariage ambitieux avaient droit à une session de jeu privée ! »

Un arbre de compétences, des niveaux d'expérience, des combats au tour par tour... les éléments directement inspirés par les JRPG sont très nombreux dans Child of Light. De la même manière qu'Hazem et Samir, c'est par un plongeon dans le monde de l'enfance, des contes de fées et des illustrations, m'a expliqué Patrick, qu'il a eu l'idée de Child of Light. Relevons ainsi que c'est une certaine forme de nostalgie qui nourrit aujourd'hui l'imaginaire des créateurs occidentaux s'inspirant des JRPG.

Le genre du JRPG s'est façonné autour de codes précis, des sortes de normes reconnaissables, donnant lieu néanmoins à des variations en fonction des jeux ou des sagas, dont nous avons fait un recensement rapide dans cet article. D'abord confinés au pays du Soleil-Levant, ces canons se sont petit à petit répandus dans le monde entier. Digérés puis revisités par des passionnés, ces codes sont désormais la bible des game designers de toute la planète :

- du côté de l'alliance franco-québécoise, avec Ubisoft et le jeu Child of Light ;

- aux États-Unis, avec Obsidian et le jeu South Park : le Bâton de la Vérité (et nous pouvons aussi remonter plus loin avec Secret of Evermore développé par Square USA) ;

- au Canada, avec BioWare et le jeu Sonic Chronicles : la Confrérie des ténèbres ;

- au Cameroun, avec le studio Kiro'o Games et leur projet Aurion : l'Héritage des Kori-Odan.

La scène du jeu de rôle japonais s'estompe doucement. Néanmoins, ce savoir-faire s'est exporté par la force des choses, sous la forme d'un héritage, offrant par là même une seconde vie au genre. C'est ainsi que, partout de par le monde, des jeux font usage de ce « legs sacré », sans toutefois devenir de pâles copies. Chacun d'eux a fait siennes certaines propriétés des JRPG tout en y apportant une touche personnelle. Ainsi, le jeu de rôle apparaît encore une fois comme un mode d'expression idéal de l'identité des créateurs.