Déjà presque 9 ans que Life is Strange est sorti. Véritable succès, le jeu narratif a forgé la réputation de Don’t Nod qui, près d’une décennie plus tard, est prêt à passer à la vitesse supérieure. Ouverture en bourse, auto-édition et édition de jeux partenaires, formation de plusieurs équipes, diversification du catalogue… le fleuron français vole désormais de ses propres ailes. Une émancipation qui conduira à la création d’un nouveau studio à Montréal. À sa tête, Frédérique Fourny-Jennings (directrice générale), mais surtout Michel Koch (directeur créatif) et Luc Baghadoust (producteur exécutif), deux des têtes pensantes de Life is Strange, qui travaillent depuis quelques années maintenant sur un nouvel univers plein de réalisme magique : Lost Records. La création de ce nouveau studio, c'était un peu « la bonne opportunité, au bon moment », pour les deux talents français, notamment sur le plan personnel. Voir de nouveaux horizons, se lancer le défi d’immigrer vers un nouveau pays, mais surtout se rapprocher de la culture nord-américaine qui leur est si chère.

Life is Strange 1 et 2 se déroulent en Amérique du Nord. Avec Jean-Luc Cano, notre scénariste pour les deux jeux qui travaille toujours avec nous depuis Paris, on a grandi avec cette pop culture nord-américaine, dont les séries TV qui sont des références, comme Twin Peaks, X-Files, les romans de Stephen King et beaucoup de choses. C’est une culture avec laquelle on a grandi et qui nous plaît. On sait aussi qu’une grande partie du public de nos jeux est en Amérique du Nord. Il y avait à la fois une envie de se rapprocher de lui, mais aussi de trouver plein de nouveaux talents natifs, sur place. De nouveaux écrivains et écrivaines qui seraient davantage baignés dans cette culture que nous afin d’ajouter un peu du sang frais sur les jeux et les personnages que l’on écrit, sur la vérisimilitude des univers qu’on va créer. 

don't nod montreal

Retranscrire ses valeurs au sein du studio

Là où un pôle s’est formé autour des actions-RPG et qui sortira prochainement Banishers Ghosts of New Eden, Don’t Nod Montreal sera ouvertement le bastion des jeux narratifs de l’éditeur. « Pour nous l’idée c’était peut-être de construire un studio orienté sur le genre de jeux qu’on aime faire pour essayer de perdurer là-dessus», nous a expliqué Luc Baghadoust lors d’un entretien. L’équipe de Lost Records sera plus petite, avec du sang neuf, mais toujours avec cette ambition de créer des jeux aux thèmes forts qui leur tiennent à cœur. L’un des points importants des deux cofondateurs était justement que ces valeurs soient aussi représentées dans le studio. La recherche d’une personne compétente, ayant déjà monté des studios, qui connaît bien la production des jeux et qui les aiderait à mener à bien leur désir de parité les a menés à Frédérique Fourny-Jennings (Ubisoft, Microsoft Game Studios). « Quand j’ai réalisé l’impact que Life is Strange a pu avoir sur la communauté, c’était majeur. Je me suis dit quand t’as une voix sur la table c’est un crime de ne pas s’en servir. Donc c’était important pour nous », nous a-t-elle expliqué. À la fondation de ce nouveau studio, le challenge principal était alors de s’approprier les valeurs du groupe tout en réussissant à faire ressortir les leurs, celles qui forgeraient l’identité de Don’t Nod Montreal. 

Ce que nous savions c’est que nous sommes reconnus pour des éléments distinctifs qui sont même assez précis, à savoir l’agentivité dans nos jeux. Finalement, comment est-ce que cette puissance qu’on a d’agir et d’influer sur les autres se retrouve dans la vie du studio au quotidien ? Ce qu’on savait d’emblée, c’est que la culture du studio se ferait par chaque personne qui allait nous rejoindre. On a des personnages connus pour être attachants, iconiques, on le voit avec la communauté de Life is Strange. Don’t Nod est là pour apporter du divertissement, mais on veut être porteurs de sens dans ce qu’on fait aussi dans le studio. Évidemment on veut être innovant, dans le genre de jeux qu’on fait, mais aussi accessible parce qu’on veut que nos jeux soient inclusifs avec l’idée que tout le monde puisse s’y reconnaître, qu’ils n’aiment ou qui n’aiment pas. Et ça, c’est valable aussi dans notre studio. On s’est dit : « c’est pas vrai qu’on va faire des jeux qui portent un tout un tas de valeurs et que le studio n’a pas les mêmes. » [...] Aujourd’hui je suis très fière de dire qu’on est à 47% de parité et je pense que si on n’est pas le seul, on est l’un des rares studios à Montréal, voire au Canada, à avoir  ce ratio-là. J’en tire une grande fierté, je n’en fais pas un tout un foin, ce n’est pas ce qui m’intéresse, ce qui m’intéresse c’est que les bottines suivent les babines.  

lost records life is strange

L'impact de la pandémie sur le jeu

Depuis la création du studio, cette nouvelle équipe s’est donc affairée sur Lost Records Bloom & Rage. Un jeu résolument narratif, qui suivra le récit de quatre adolescentes unies par un secret qu’elles avaient juré d’enterrer à tout jamais dans les années 90. 27 ans plus tard, certaines circonstances vont les obliger à reprendre contact. Un contexte, une double temporalité et une ambiance qui ne sont pas sans rappeler Yellowjackets, mais l’idée du jeu a éclos bien avant la diffusion de la série à succès. Alors qu’ils étaient en tournée promotionnelle à la Gamescom 2019 pour Life Is Strange 2, Michel Koch et Jean-Luc Cano ont commencé à dessiner les contours de leur prochain projet. « On avait un tout début d’idée de ces personnes qui ne seraient pas vues depuis longtemps et qui se retrouvent. On irait rejouer leurs souvenirs d’adolescence et alterner entre deux époques », nous explique le directeur créatif. Une ébauche qui prendra peu à peu forme alors que l'équipe terminait les aventures de Sean et Daniel. L’histoire des deux frères terminée, les discussions autour du de la création de Don’t Nod Montréal ont commencé, mais la graine était plantée. Puis la pandémie arriva, amenant avec elle de nouvelles perspectives et thèmes à aborder. 

C’est surtout en 2020 que Lost Records Bloom & Rage a commencé à prendre forme avec une toute petite équipe pour commencer à s’interroger sur ce qu’était vraiment ce jeu. Avant tout, quels seraient nos personnages ? Parce que c’est comme ça qu’on aime travailler avec Jean-Luc, de presque commencer par les personnages qu’on a envie de présenter à nos joueurs et nos joueuses, comment ils vont transmettre une histoire. Je pense que c’est vraiment de bons personnages qui créent ensuite de bonnes situations et de bonnes histoires, presque plutôt que l’inverse. La pandémie, le télétravail, les confinements, ça nous a aussi poussés à réfléchir à ce qu’on voulait renforcer encore plus, notamment cette notion de communauté, de lien entre ces personnages qui allaient se retrouver. Est-ce quand on est isolé pendant un certain temps et qu’on se retrouve peut-on être toujours aussi proche ? Il y a beaucoup de circonstances qui nous ont fait réfléchir à comment aborder les différents thèmes du jeu .

lost records bloom & rage

L'héritage de Life is Strange

Naturellement, Lost Records Bloom & Rage et Life is Strange auront beaucoup en commun. Si plein de nouveaux talents sont arrivés et que Christian Divine laisse place à Nina Freeman (writer et lead narrative designer) ainsi que Desiree Cifre (writer) pour l’écriture des dialogues et modeler la personnalité des personnages, une bonne partie de l’équipe reste inchangée. « Beaucoup de nouvelles personnes apportent leur créativité sur ce projet, mais on a un petit noyau qui est le même qu’avant. Je pense qu’il y a un héritage juste par le fait que nous continuons à  faire  des jeux qui nous plaisent à nous et auxquels nos joueuses et joueurs ont envie de jouer. Vous allez donc forcément retrouver une filiation, une parenté entre les deux », précise Michel Koch. À commencer par les thèmes, récurrents d’une licence à l’autre, comme on pourrait le trouver dans toute œuvre d’un réalisateur ou d’un auteur.     

On a envie de raconter des histoires et des sujets communs. Vous l’avez vu dans le trailer on a quatre ados. Il y a des choses qui sont je pense nos marottes, notre zone de confort, nos thèmes qu’on aime beaucoup et qu’on va continuer à développer, on l’espère avec une vision neuve. 10 ans après, la société a changé, il y a eu la pandémie, le changement de mode de travail… beaucoup de choses qui changent et qui nous amènent différentes manières de voir les histoires qu’on veut raconter, les thèmes qu’on veut aborder.

Dix ans et deux jeux plus tard, le noyau de Don’t Nod Montréal a surtout beaucoup appris de ses succès, mais aussi de ses erreurs. Des types de fins qui ne fonctionnent pas auprès des joueurs et inversement à la façon de les aborder, des variations et des différents types de conséquences liés aux choix, l’expérience acquise avec Life is Strange 1 et 2 a directement façonné Lost Records Bloom & Rage. « On a beaucoup appris sur ce qu’on aimait nous, mais aussi sur ce qui résonnait mieux chez la communauté, on veut que les gens s'attachent à des personnages, à leur aventure, à leur histoire », précise Michel Koch. On nous promet que l’agentivité du joueur aura toujours une part importante, même si Don’t Nod Montréal ne peut pas nous parler de gameplay pour le moment. Tout vient à point qui sait attendre. 

Je ne peux pas beaucoup parler de gameplay pour l’instant parce qu’on n’a pas révélé ce qui était différent, mais en tout cas on essaie d’être dans la continuité, mais en innovant, en poussant plus loin nos outils principaux qui sont le fait de parler pour un personnage et de se l’approprier. Les dialogues vont être une continuité, mais aussi une évolution de ce qu’on a fait dans nos jeux précédents. C’est vraiment un des sujets sur lequel on veut vraiment pousser, en donnant davantage d'agentivité dans les dialogues pour donner cette sensation encore plus active de participer au dialogue plutôt que de le regarder. Je n’ai rien contre le terme film interactif, mais on veut aller plus loin que ça dans la manière de jouer et de vivre nos dialogues dans le jeu, un peu de la même manière pour ce qui est du lien entre le joueur ou la joueuse et la manette. 

Exemple le plus probant cité, l’accueil différent de la communauté entre les pouvoirs de Max et ceux de Daniel dans Life is Strange. Le rewind du premier jeu a plus fonctionné, on appuyait sur une touche, ce qui appelait à une action immédiate et bien amenée pour les puzzles. Michel Koch, nous a expliqué que le pouvoir de télékinésie de Daniel n’était au contraire sans doute pas assez actif et a peut-être été trop intellectualisé. « On a réfléchi là-dessus aussi, comment rapporter et amener plus de choses immédiates. »

lost records life is strange

Lost Records, une licence 100% maison

Lost Records Bloom & Rage héritera donc naturellement de ce qui a fait de Life is Strange un tel succès, mais une différence de taille sépare les deux licences : celle-ci appartiendra entièrement à Don’t Nod. Les aventures de Max et Chloe avaient été pensées comme un jeu unique qui se suffisait à lui-même. L’équipe n’avait alors jamais envisagé de faire une suite ou d’étendre l’univers, mais la propriété intellectuelle ayant été vendue à Square Enix, l’éditeur japonais a souhaité surfer sur le succès du jeu. Alors quand un second épisode leur a été commandé, les créateurs de Life is Strange ont dû tant bien que mal à intégrer l’histoire de Sean et Daniel à l’univers, un peu à la manière d’une anthologie. Le souci c’est qu’entre-temps, Square Enix a commandé une préquelle à Deck Nine Games (désormais en charge de la licence), mais aussi une série de comics, que Michel, Luc et le reste de l’équipe ont dû lire sur le tas. « On a aussi découvert ce qui se passait dans les comics, on n’avait pas forcément de vision dessus, donc après on se disait est-ce qu’on peut rebondir ou pas dessus ? Ça restait quand même intéressant », explique Michel Koch. 

Avec Lost Records, pas de surprise. Don’t Nod aura le plein contrôle de la licence, ce qui a forcément appelé à quelques changements. Jean-Luc Cano et Michel Koch ont commencé à écrire le premier épisode, Bloom & Rage, avec une « entité complète », c’est-à-dire, avec un début et une fin. « Il n’y a pas besoin d’imaginer des choses après pour avoir un niveau d’expérience complet de ce premier jeu et avec ces quatre personnages. Par contre on l’écrit vraiment en sachant que si on veut on peut avoir des suites avec ces personnages ou l'univers », précise le directeur créatif. Don’t Nod Montréal a alors travaillé sur cet épisode en pensant déjà à la création d’un d’univers plus complet où d’autres histoires pourront être racontées, des personnages pourront revenir et les suites être plus intimement liées. « C’est quelque chose qu’on a jamais fait avec Max & Chloe. On ne s’est jamais dit : “ce serait quoi la suite s’il devait y en avoir une ?” Là on le fait en sachant quelles seront les autres histoires possibles s’il devait y en avoir. C’est assez libérateur de pouvoir faire ça, c’est vraiment intéressant pour nous ».

Finalement, Lost Records devrait fonctionner un peu comme l’univers des livres de Stephen King. Très apprécié de Michel Koch, La Tour Sombre propose par exemple beaucoup de livres annexes dans lesquels on retrouve des lieux ou des personnages, mais chaque livre peut être une entité séparée et se suffire à lui-même. En revanche, en les lisant tous, une métahistoire complète se crée. C'est vers cette approche que Don’t Nod Montréal souhaite se tourner, et quoi de mieux que d’avoir le plein contrôle de son univers et de ses personnages pour le faire ? Vous pourrez découvrir la genèse de ce tout nouvel univers intriguant dans le courant de l’année. Lost Records Bloom & Rage est prévu sur PS5, Xbox Series et PC en 2024. Reste à savoir s’il adoptera lui aussi le format épisodique ou non. Nous avons tenté de grappiller l’information, mais en vain.