Le succès de GTA 5 a sa sortie était attendu, c’est vrai. Chaque nouvel opus de la licence est un événement en soi, et ce n’est pas l’arrivée prochaine et plus qu’attendue de GTA 6 qui prouvera le contraire. Mais, qui aurait prédit qu’il dépasserait les frontières du gaming pour devenir une scène de théâtr à part entière ?
À travers son mode en ligne, GTA Online (devenu depuis un standalone), GTA 5 a inspiré la création d’une œuvre originale à la croisée des genres : Grand Theft Hamlet. Deux comédiens au chômage, en pleine crise du COVID-19, ont entrepris de monter une production de la fameuse pièce de William Shakespeare dans le jeu. Le film documentaire d’1h30 dépeint sous forme de machinima les défis, les déconvenues, mais aussi les absurdités et les réussites d’une telle expérience in-game. Récompensé à plusieurs reprises et même diffusé en salles, le film sortira en France le 21 février 2025 sur la plateforme Mubi. Nous avons pu le visionner, voici nos impressions.
La Genèse d’un projet fou dans GTA 5
Le théâtre est un domaine qui aime se réinventer. Bien loin de son image d’Épinal qui lui colle à la peau, il investit les espaces de toutes sortes et s’insinue ponctuellement là où on ne l’attend pas. Alors quand on ne peut plus se produire dans des lieux physiques, comme ce fut le cas en 2021 au Royaume-Uni, pendant la pandémie de COVID-19, il a fallu trouver des alternatives. Deux comédiens britanniques, Sam Crane et Mark Oosterveen, se sont demandés comment exercer leur métier quand cela ne leur était plus possible. Reclus chez eux comme beaucoup en raison du confinement, une activité occupait notamment leur journée : le jeu vidéo. C’est alors que cet espace, aussi « chaotique » qu’« imprévisible » leur est apparu comme l’endroit idéal pour faire du Shakespeare ; c’était décidé, ils allaient se produire sur la grande scène de GTA Online.
Très vite, ils ont été rejoints par d’autres artistes dans cette folle aventure. Pinny Grylls, la compagne de Sam, est cinéaste. Elle s’est alors investie dans le jeu en tant que pure néophyte pour filmer de l’intérieur avec les caméras in-game et procéder ensuite au montage. Côté casting, le duo a notamment pu compter sur Jen Cohn dans le rôle d’Horatio, que vous avez déjà entendue dans Overwatch 1 et Star Wars The Old Republic.
Ensemble, ils ont mené à bien ce projet « théâtre dans le théâtre » de GTA 5. Après des mois de travail, de repérage dans la zone de Vinewood, d’auditions et de répétitions, ils sont parvenus à monter ce film d’1h30 (dont seule une dizaine de minutes est consacrée à la représentation concrète de Hamlet). Et plutôt que d’en faire un projet confidentiel, destiné à un cercle restreint de spectateurs, le collectif a vu plus loin. Grand Theft Hamlet s’est imposé dans plusieurs festivals, dont le réputé SXSW où il a même été primé, et a conquis le grand écran aux États-Unis. En France, nous devrons nous contenter de sa disponibilité sur la plateforme Mubi à partir du 21 février prochain. Cela dit, l’engouement reçu est-il vraiment justifié ?

GTA Online, un monde « plein de bruit et de fureur »
« La vie n’est qu’un fantôme errant, dit-il, un pauvre comédien qui se pavane et s’agite durant son heure sur la scène et qu’ensuite on n’entend plus ; c’est une histoire dite par un idiot, pleine de bruit et de fureur, et qui ne signifie rien ». Si ça n’avait été Hamlet, Sam et Mark auraient pu adapter Macbeth. Les mots de ce héros tragique du théâtre shakespearien résonnent étonnamment avec le spectacle offert dans GTA Online. Le duo de comédiens, à la manière de Macbeth et du jeune Hamlet, questionne ce monde virtuel transformé en plateau pour Grand Theft Hamlet. Le ton y est très vite donné. Inutile de commencer à jouer la comédie : l’univers virtuel les secoue par son agitation continue. Entre guérillas incessantes et vie en temps réel de la communauté, les règlements de compte et les sirènes de police deviennent la toile de fond de ce film documentaire.
Mais c’est aussi cette violence spontanée qui intéressait les créateurs. Tous deux connaissent bien la rudesse du monde dépeint dans les pièces de Shakespeare. Rixes, guerres, meurtres, suicides… le théâtre élisabéthain est loin d’être de tout repos. Alors quoi de mieux que GTA pour explorer ce brouhaha permanent du monde et la vacuité de l’existence dans un tel cadre ? Les questionnements qui habitent les héros de la dramaturgie prennent ainsi vie au travers du projet Grand Theft Hamlet.
De là, ils parviennent à faire surgir la poésie du monde imaginé pour GTA 5. En l’explorant de fond en comble, ils parviennent à capturer des instants d’enchantement dans les paysages qui les entourent. Les rivages de Vespucci, les couchers sur les reliefs et les lueurs de la ville la nuit offrent autant de tableaux contemplatifs dans lesquels se perdre en introspection. C’est alors que GTA Online oscille entre brutalité et poésie, chaos et contemplation. Le jeu reflète alors la complexité de la condition humaine explorée par Hamlet.
Puis, nous en revenons à la réalité du jeu et les contraintes pour l’équipe de réalisation. Les entreprises de Sam et Mark sont régulièrement empêchées par d’autres joueurs, externes au projet. Répéter un monologue, discuter avec ses collègues ou même assurer la représentation : les interruptions par ceux qui continuent leur aventure personnelle dans GTA Online sont légion. L’écran « Wasted » coupe court à tout, il faut alors respawn et rejoindre ses camarades de jeu. Comment ne pas se demander : à quoi bon s’acharner dans ce monde qui ne veut pas de vous ? Toute initiative « sérieuse » semble presque vouée à l’échec dans de telles conditions.
L’équipe de Grand Theft Hamlet démontre combien les jeux multijoueurs en ligne de type bac-à-sable, tels que GTAO, invitent à repenser sa manière d’entreprendre. S’insérer dans un tel univers sans “jouer le jeu” crée de nouveaux défis pour travailler ensemble. Voilà qui met en lumière les limites d’une telle démarche dans un jeu vidéo.

Les limites cinématographiques du “métavers” GTA
Le début de Grand Theft Hamlet est particulièrement confus, illustrant le « chaos » inhérent au jeu. Il n’est pas encore vraiment question de monter la pièce. Sam et Mark s’amusent ensemble au casino. Mais à la sortie, c’est le chaos : les balles fusent, la police débarque. En fin de compte, la démarche théâtrale vient apporter du cadre à cette existence « pleine de bruit » qu’ils expérimentent dans GTA Online. Dans le même temps, l’étrangeté du collectif vis-à-vis du médium vidéoludique transparaît de ce sentiment de décalage avec ce qu’on pourrait appeler le “mode de vie” in-game. Or, cette dissonance générale entre l’équipe de réalisation et le jeu met d’autant plus en évidence ses difficultés à s’approprier un espace avec lequel elle n’est pas familière.
Le format documentaire est probablement ce qui détonne le plus. Grand Theft Hamlet suit une structure classique. L’équipe enchaîne les entretiens avec les intervenants, les confessions “face caméra” ou encore les réflexions en voix-off, ce qui est surprenant avec machinima complet dans GTA. Le projet était de tout faire dans le jeu et donc de ne proposer aucun plan issu du réel, mais, réalisé de façon aussi brute et avec des considérations esthétiques minimes, le long-métrage est rude à visionner. Le montage est souvent haché, tandis que le son des voix est celui des micros du jeu, avec la qualité que cela implique.
Cette volonté de coller à un format traditionnel de documentaire montre tout de suite une incohérence avec les moyens donnés par GTA 5. Manier une caméra prédéfinie dans l’espace et à la troisième personne complique la tâche quand il s’agit d’imiter des modèles pré-existants. On en conclut que les mêmes codes de mise en scène ne peuvent pas s’appliquer d’un médium à l’autre.
Pourtant, un moment d’épiphanie s’offre à nous au moment de la représentation de Hamlet. Ces dix minutes de jeu pur et dur dans le film prennent soudain une tout autre dimension. Même si les avatars sont limités dans leurs actions et leurs déplacements, ils gagnent en prestance au travers des mots de Shakespeare. Le grésillement des micros apporte à ce moment-là un charme vintage qui nous ramènerait à une esthétique sonore des années 1930. Et si, finalement, le jeu ne pouvait s’apprécier complètement que par le jeu ?

Grand Theft Hamlet, une réflexion existentielle ?
Le choix d’interpréter Hamlet dans GTA s’est imposé de lui-même à Sam et Mark. La scène 1 de l’acte 1 leur servait à répéter si souvent que la question d’une autre œuvre ne s’est pas réellement posée. Qui plus est, ils ont investi cet univers virtuel avec un regard réflexif, tout comme le personnage éponyme sur le monde qui l’entoure. Monter Grand Theft Hamlet est apparu comme l’occasion de renouer avec leur pratique professionnelle, mais aussi d’interroger les pratiques de jeu.
Les créateurs voulaient questionner les connexions et les rapports humains en période de mise à distance forcée pendant le confinement. Pour un regard de joueur, Grand Theft Hamlet présente avant tout un intérêt sur la posture de joueur et le fait de se mettre en scène dans un jeu vidéo. À bien des égards, on peut dire que GTA Online est un genre de métavers. En même temps, sa dimension ludique et les codes de Grand Theft Auto induisent des comportements. En somme, un « habitus » au sens de Bourdieu. Or, le documentaire montre combien il est difficile d’exister dans ce monde sans en adopter les codes.
GTA 5 est loin d’être le seul jeu qui a fait l’objet de “détournements” pendant la pandémie du COVID. Animal Crossing New Horizons est certainement l’exemple le plus marquant, entre ses visites muséales, ses défilés de mode et même ses manifestations sociales. Pourtant, toutes ces prises en main sérieuses du jeu fonctionnaient bien. Grand Theft Hamlet, au contraire, montre une friction entre réalité et jeu. Sans jouer la carte du roleplay, être simplement soi sous forme d’avatar rendre en dissonance avec GTA Online.
Ce désir de réalisme se heurte à un univers intrinsèquement surréaliste. L’absurde est omniprésent dans GTA Online. On peut interagir avec un alien ou encore voir une répétition être interrompue par un comédien qui sort un bazooka de sa poche pour tirer sur son camarade de jeu. Plus que jamais, Grand Theft Hamlet prouve que, dans GTA, il n’y a rien de plus sérieux que de jouer.

Grand Theft Hamlet : être ou ne pas être, la question subsiste
Grand Theft Hamlet n’est pas vraiment la création que des fans de jeux attendraient, mais il a le mérite d’exposer tout le potentiel créatif de GTA 5 a un public moins connaisseurs. Cela, les joueurs eux-mêmes le démontrent constamment avec leurs propres créations. Mais, on en vient à se dire que plutôt que de voir un milieu étranger au médium s’auto-congratuler pour une démarche artistique installée depuis bien longtemps chez les joueurs, que ce sont leurs créations, plus abouties, et les réflexions qui en naissent qui mériteraient un bon coup de projecteur. En définitive, le documentaire nous laissera donc avec une question : dans un monde de liberté comme GTA Onlione, où tout est possible, jouer sérieusement est-il encore un choix ?