Sur place, l’après-midi s’est organisé comme un véritable parcours immersif. Après une visite guidée de l’exposition Mamlouks 1250-1517 (encore disponible jusqu'au 28 juillet), riche en objets rares et en récits méconnus, nous avons pu assister à une présentation croisée entre la commissaire Carine Juvin et Emma Bridle, directrice de l’engagement chez World’s Edge. Le moment fort ? Un atelier interactif autour d’un scénario inédit jouable dans Age of Empires 2 Definitive Edition, imaginé pour l’occasion etaccessible au public, installé dans une salle attenante à l’exposition. Chacun peut y tester le scénario conçu spécialement pour l’occasion, manette en main, et vivre cette reconstitution historique depuis un poste de jeu prévu à cet effet. Ce dernier propose de revivre la bataille d’Aïn Jalout, un épisode crucial du XIIIe siècle, rarement évoqué mais capital dans l’histoire du monde musulman. 

À cette époque, les armées mongoles, après avoir conquis l’Asie centrale, la Perse et l’Irak, avancent vers la Méditerranée. Bagdad est tombée. Damas est sur le point de céder. L’Égypte, gouvernée depuis peu par les Mamelouks, semble être la prochaine cible. Mais ces anciens esclaves devenus souverains vont stopper l’invasion en tendant une embuscade à Aïn Jalout, en 1260, en Palestine. Leur victoire, inattendue et spectaculaire, marque un tournant géopolitique majeur. our la première fois, l’avancée mongole est stoppée et les Mamelouks affirment leur puissance.

Age of Empires 2

Plus qu’une simple nouvelle map pour Age of Empires 2

Ce contexte dramatique, riche en tensions stratégiques, est parfaitement retranscrit dans le scénario jouable. Le joueur incarne les Mamelouks et doit organiser la riposte face aux forces mongoles. Tactiques de repli, attaques éclairs, embuscades : tous les éléments de la bataille sont mis en scène de manière dynamique. Le gameplay permet ainsi de comprendre concrètement les choix militaires, les rapports de force, et les enjeux de cette confrontation. Loin d’un simple clin d’œil historique, la carte est pensée comme une reconstitution active. L’Histoire s’expérimente dans le feu de l’action.

En croisant objets exposés et expérience ludique, Xbox et le Louvre proposent une nouvelle manière d’explorer le passé. Le jeu devient ici un relais, un prolongement interactif du musée. Et au-delà de son efficacité pédagogique, il offre une forme d’émotion particulière : celle de vivre un moment d’Histoire, avec ses risques, ses retournements, ses choix cruciaux. Bref, une manière vivante, accessible et engageante de transmettre la mémoire. Cette immersion ne doit rien au hasard. Derrière cette carte jouable, il y a un véritable travail de fond, mené main dans la main entre développeurs, historiens et muséographes.

Age of Empires 2

Une reconstitution pensée avec rigueur dans Age of Empires 2

C’est lors de notre échange avec Emma Bridle, directrice de l’engagement chez World’s Edge, que nous avons pu en apprendre davantage sur la conception de cette carte jouable dédiée à la bataille d’Aïn Jalout. Pour ce projet, le studio a fait appel à Ramsey Abdulrahim, un créateur de scénarios reconnu au sein de la communauté Age of Empires 2. Passionné d’histoire et de stratégie, il a collaboré étroitement avec les équipes du Louvre et les historiens de l’exposition pour concevoir une expérience à la fois engageante et historiquement crédible.

Chaque étape du développement a fait l’objet de vérifications croisées. Des allers-retours constants ont permis d’ajuster les éléments de gameplay, les textes, la topographie, voire le type de végétation présente dans la région au XIIIe siècle. Rien n’a été laissé au hasard. Le terrain, la disposition des troupes, les mouvements de l’armée, les tactiques de leurre utilisées par les Mamelouks : tout a été minutieusement reproduit pour respecter le contexte réel de la bataille.

Cette rigueur ne se limite pas à l’aspect stratégique. Le soin apporté à la narration, au rythme de la mission et à l’ambiance visuelle participe pleinement à l’immersion. On ne suit pas un simple scénario fictif, mais on rejoue un affrontement documenté, où chaque choix reflète une réalité historique. Les mécaniques du jeu deviennent alors un support de transmission : elles font ressentir la pression militaire, la brutalité des combats, l’audace tactique des Mamelouks face à l’avancée mongole.

En somme, cette carte, désormais disponible gratuitement pour tous les possesseurs du jeu Age of Empires 2 : Definitive Edition, n’est pas qu’un simple bonus pour les fans. Elle incarne une véritable démarche de médiation historique par le gameplay, construite avec sérieux, dialogue et exigence, entre développeurs et experts du passé.

Age of Empires 2

Le jeu vidéo comme déclencheur de curiosité historique

Au-delà de la fidélité visuelle ou stratégique, ce projet s’inscrit dans une ambition plus large : faire du jeu vidéo un outil de transmission culturelle. Lors de notre interview, Emma Bridle nous a confié que de nombreux joueurs d’Age of Empires avaient découvert leur passion pour l’Histoire grâce à la série. Certains sont même devenus enseignants, chercheurs ou historiens professionnels après avoir été marqués, enfants, par ces campagnes historiques interactives.

Cette ambition éducative n’est d’ailleurs pas propre à Microsoft. D’autres jeux, comme Total War, Kingdom Come Deliverance ou Assassin’s Creed (via notamment les Discovery Tour), ont eux aussi démontré que le jeu vidéo peut susciter une véritable curiosité pour les grandes périodes du passé. Chacun à leur manière, ils rappellent que l’Histoire peut se raconter autrement, sans trahir sa complexité.

Le projet du Louvre s’inscrit pleinement dans cette logique. Il ne cherche pas à remplacer le musée ou le livre, mais à provoquer l’envie d’en apprendre plus. « Comme au Louvre, on vous donne un avant-goût de l’Histoire… et ensuite, vous avez envie d’en apprendre davantage. », résume Emma Bridle. C’est là toute la force de cette démarche : proposer une première porte d’entrée, accessible et engageante, qui donne envie d’aller plus loin. Le jeu ne se contente pas d’illustrer l’Histoire, il en devient le point de départ.

Mais cette curiosité suscitée par l’interactivité ne repose pas uniquement sur des dates ou des noms. Elle passe aussi par des éléments concrets, visibles, presque palpables. Et c’est là que le lien avec le musée prend tout son sens, le jeu vidéo ne transmet pas seulement des événements, il s’inspire aussi des objets, des formes, des matériaux exposés. Une manière supplémentaire d’ancrer le récit historique dans une réalité visuelle.

Quand les objets racontent l’Histoire… aussi dans le jeu

L’un des aspects les plus frappants de ce partenariat entre Xbox et le Louvre, c’est la manière dont le jeu s’inspire directement de la matière historique exposée. Tout au long de la visite, de nombreux objets permettent d’imaginer concrètement le quotidien, les combats, l’esthétique et les codes visuels de l’époque mamelouke. Et ces références se retrouvent, parfois de manière subtile, dans la carte jouable.

Les cavaliers d’élite que l’on dirige dans le scénario sont par exemple représentés à partir de sources iconographiques visibles dans l’exposition. Le chanfrein en métal, pièce d’armure destinée à protéger la tête des chevaux, est exposé dans une vitrine… et visible en jeu sur certaines montures. Les sabres courbes, les boucliers gravés, les costumes à motifs complexes évoqués dans les manuscrits et sur les objets d’apparat donnent également des repères esthétiques utilisés par les artistes du studio.

Parmi ces œuvres majeures, une pièce emblématique attire particulièrement l’attention : le baptistère de Saint-Louis. Ce bassin en laiton incrusté d’or et d’argent, réalisé au XIVe siècle par des artisans mamelouks, est l’un des trésors du département des Arts de l’Islam du Louvre. Il est orné d’un foisonnement de scènes figuratives représentant des cavaliers, des affrontements, des défilés, des fauconniers… autant d’éléments qui documentent visuellement l’univers militaire, vestimentaire et symbolique de l’époque.

Ces représentations ont servi de ressource précieuse pour nourrir la direction artistique du scénario jouable. On y devine des influences dans le choix des unités, dans les détails d’équipement, mais aussi dans la manière dont le jeu rend compte de la diversité des visages, des armures ou des postures. 

Cette attention portée aux objets va au-delà de la simple reconstitution graphique. Elle découle d’une volonté de faire ressentir l’Histoire par les sens, en combinant les émotions que procurent la beauté d’un artefact et la tension d’une bataille à mener. La médiation ne passe plus seulement par un cartel ou un audio-guide, mais par l’implication active du joueur dans un monde historique cohérent, riche et incarné. Cette immersion documentée montre à quel point le jeu vidéo peut enrichir le regard que l’on porte sur le passé. Mais si ce type d’initiative ouvre des perspectives enthousiasmantes, il soulève aussi des questions : jusqu’où peut-on faire confiance à un jeu pour transmettre l’Histoire ? Et à quelles conditions cette médiation reste-t-elle pertinente, sans verser dans la simplification ou la mise en scène spectaculaire ?

Quelques limites et un équilibre à trouver

Aussi enthousiasmante soit-elle, la médiation historique par le jeu vidéo présente certaines limites. Un jeu, par nature, doit rester interactif, lisible et souvent spectaculaire. Cela implique des choix narratifs ou mécaniques qui simplifient inévitablement la réalité historique. Le rythme d’une bataille, la clarté des objectifs ou l’équilibre entre factions prennent parfois le pas sur la nuance des faits.

Dans Age of Empires 2, par exemple, le format en temps réel impose des mécaniques précises. Pour garantir une expérience fluide, certains éléments sont stylisés, voire condensés. Le joueur incarne une entité bien définie, là où l’Histoire est faite d’alliances fragiles, de tensions internes et d’incertitudes. Ce n’est pas un défaut, mais il faut garder en tête que le jeu ne remplace ni l’historien, ni le musée.

Autre limite à souligner : ces collaborations entre musées et studios restent encore peu nombreuses. Elles touchent un public déjà curieux, souvent familier avec les codes du jeu ou les enjeux culturels. Rien ne garantit qu’elles atteignent ceux qui sont éloignés des deux univers. Pour l’instant, elles relèvent davantage de l’expérimentation que d’un mouvement de fond, même si leur potentiel est indéniable.

Et si ce n’était qu’un début ?

Malgré ces limites, le croisement entre institutions culturelles et jeux vidéo ouvre des perspectives passionnantes. L’initiative du Louvre et de Xbox montre qu’il est possible de construire des expériences respectueuses de l’Histoire, sans renoncer à l’engagement du joueur. À condition de prendre le temps, de s’entourer d’experts, et de penser le jeu non pas comme un gadget, mais comme un médium à part entière. Une telle démarche pourrait inspirer d’autres musées, d’autres studios, et pourquoi pas s’étendre à de nouveaux formats, plus narratifs ou immersifs.

On imagine sans peine un futur où les expositions temporaires seraient accompagnées d’expériences jouables, accessibles sur place ou en ligne, où les jeux historiques bénéficieraient de l’expertise directe des conservateurs et des chercheurs. La réalité virtuelle, les jeux narratifs, ou même les applications mobiles pourraient devenir des outils complémentaires à la visite, ou des portes d’entrée inédites vers des pans entiers du patrimoine mondial.

Encore faut-il que ces projets soient soutenus, pensés à long terme, et ne reposent pas uniquement sur des coups de communication ponctuels. Car si l’Histoire mérite d’être racontée autrement, elle mérite surtout d’être racontée avec exigence.

À travers cette collaboration entre le Louvre et Xbox, c’est une nouvelle voie qui s’esquisse pour la médiation culturelle. Une voie où l’Histoire ne se contente plus d’être contemplée, mais se vit, se manipule, se rejoue. Bien sûr, cette approche n’est pas exempte de limites, ni de dilemmes. Mais elle a le mérite de poser les bonnes questions et d’ouvrir des perspectives concrètes. En rendant accessible un épisode oublié du Proche-Orient médiéval, cette initiative prouve qu’un jeu bien conçu peut à la fois captiver et transmettre. Elle montre qu’il est possible de conjuguer rigueur scientifique et plaisir de jeu, exigence historique et émotions interactives.

À l’heure où les musées cherchent à renouveler leurs publics et où le jeu vidéo assume de plus en plus son rôle culturel, ce type de projet incarne peut-être un tournant. Une passerelle entre deux mondes longtemps séparés, mais désormais appelés à dialoguer. Pour que demain, d’autres récits trouvent eux aussi leur voie… par la manette, le clavier et la souris.