Deadly Premonition est un jeu
déroutant, plein de contradictions. C'est un jeu japonais blindé de
références américaines. Il sort sur 360 et PS3 avec une technique digne d'un jeu Dreamcast ou PS2. C'est le jeu d'un
auteur singulier, SWERY 65, qui a pourtant cédé sa
vision artistique aux commerciaux. Sans marketing, il a néanmoins
réussi à faire le buzz en Occident. C'est un jeu qui
aborde des thèmes sérieux avec gravité, et
enchaîne sans transition avec des interludes burlesques dans une
ambiance surréaliste. Un jeu à l'image de son
personnage principal, schizophrène.

Ce billet, bien que ne spoilant pas
directement l'intrigue, aborde un grand nombre d'aspects de
l'histoire et des mécaniques de jeu que vous pourriez vouloir
découvrir par vous-même lors de votre partie. Ne
poursuivez donc votre lecture qu'en connaissance de cause. Pour information, j'ai joué à la version PS3 japonaise, en m'aidant des doublages anglais, de ma connaissance sommaire des katakanas et d'une soluce pour les quêtes secondaires.

Le jeu débute alors qu'un agent
du FBI est envoyé dans une petite bourgade perdue au milieu
des bois pour venir en aide à la police locale et élucider
le meurtre spectaculaire d'une jeune fille, retrouvée
accrochée en position christique à un arbre. La piste
d'un tueur en série semble rapidement privilégiée,
les tensions entre la police et l'agent fédéral se font sentir, les habitants
semblent tous plus ou moins suspects, et une touche de surnaturel et
de folie complète le tableau pour un jeu qui marque donc très
rapidement sa différence.

Un personnage qui vous immerge dans
l'histoire

En premier lieu, on a droit à un
personnage principal complexe et étoffé. L'agent
spécial Francis York Morgan est en effet plein de spécificités
qu'on apprend très rapidement à connaître et qui
le rendent particulièrement unique, malgré la filiation
que certains lui trouvent avec l'agent Dale Cooper de Twin Peaks. Il
crève en tout cas l'écran dès sa première
apparition
. Au volant de sa voiture de sport, il discute au téléphone
des penchants sadomasochistes de Tom et Jerry avec son supérieur
hiérarchique, tout en regardant des éléments
d'enquête sur l'ordinateur portable posé sur le siège
passager. Lorsque la liaison coupe, il entame un monologue à direction de sa deuxième personnalité Zach, s'interrogeant sur sa dernière
affaire concernant une simili Catwoman et sur le caractère
potentiellement séduisant de la cicatrice dont il a hérité
à cette occasion, tout en essayant de s'allumer une cigarette
avec un Zippo Défense de fumer. Et c'est à ce moment
qu'un inquiétant inconnu apparaît au milieu de la route,
qu'il est obligé de faire une embardée digne du premier
Silent Hill, puis crashe sa voiture et se retrouve perdu en pleine
nuit et en pleine forêt à devoir affronter d'inquiétants
zombies sortant de mystérieuses flaques sombres.

Avec une telle entrée en
matière, on se rend bien compte qu'on n'a pas affaire à
un personnage monodimensionnel, et la suite ne nous décevra
pas. On tient un personnage avec un caractère bien établi,
qui aime son travail et croit en ses capacités à
résoudre l'enquête. Ses capacités
impressionnantes de profiler le rendent charismatique. Son assurance
débordante peut mener à des tensions avec le shérif
local et ses adjoints, mais sa force de caractère fait plaisir
à voir dans le paysage vidéoludique ou l'on est trop
souvent habitué à suivre les ordres sans broncher. Il a
un humour très particulier, et paraît souvent très
pince sans rire, surtout quand il évoque les horreurs sur
lesquels il a enquêté auparavant
. C'est un fervent
croyant et pratiquant de la divination dans les formes que prend le
lait dans son café. C'est aussi un grand fan de cinéma et il ne
manque jamais une occasion de discuter ses réalisateurs et
acteurs favoris. Il est également d'une franchise qui confine
parfois à l'impolitesse. Et tout cela sans mentionner ses
problèmes de double personnalité qui le conduisent à
dialoguer tout seul en public, une main sur la tempe, codec style. On
peut donc difficilement faire plus remarquable et plus mémorable
que Francis York Morgan. Et non content d'en faire le personnage le
plus excentrique de 2010, sa schizophrénie est également
une idée géniale de game design.

Car bien que Francis York Morgan soit
le personnage principal du jeu, vous ne l'incarnez pas à
proprement parler. Le joueur prend en effet le rôle de Zach,
l'alter ego de York. Et cela fonctionne parfaitement. York vous parle
directement, et vous ouvre ainsi toute la complexité de sa
pensée, ses réflexions en temps réel, ses opinions, ses doutes, ses traits d'humour, vous
apostrophe parfois directement, ce qui permet de vous immerger
complètement dans le récit, de vous en rendre partie
intégrante. Cette technique a aussi pour avantage
de justifier pourquoi on n'a pas un contrôle total sur York,
qui parle et agit sans l'input du joueur lors des
cutscenes. Il est en effet censé être un meilleur
communicant que Zach et se charge donc des dialogues alors que le
joueur/Zach contrôle ses déplacements et une partie de
ses actions comme les phases de tir. York sollicitera également
votre opinion directement à quelques moments clés de
l'aventure, pour orienter ou relancer une discussion. A la fin de chaque épisode, derrière sa machine à écrire, il vous demandera notamment de lui remémorer la progression des différentes pistes de l'enquête, un moyen de plus de vous impliquer directement dans l'intrigue.

Au final, cette astuce donne une place
inédite au joueur, et même si la cohérence de
l'idée est mise à mal vers la fin de l'histoire, elle
prend en compte d'une façon particulièrement maline la
relation joueur/avatar. La cerise sur le gâteau étant que la
schizophrénie du personnage est loin d'être accessoire
ou triviale dans l'intrigue principale.

Un monde ouvert complexe
La deuxième corde à l'arc
du jeu est son monde ouvert, entre Shenmue et GTA. C'est là
que réside l'âme du jeu d'Access Games, son ambition,
ainsi qu'une autre bonne dose de ses excentricités, dont
certaines trahissent ses origines japonaises. Le parti pris du jeu
est de présenter Greenvale et ses environs de façon plutôt réaliste (même si l'histoire verse facilement dans le fantastique). Il y a donc un cycle
jour/nuit, comme dans beaucoup d'autres jeux, mais le temps défile
ici beaucoup plus lentement. Une heure dans le jeu prend 20 minutes
pour s'écouler. York doit donc entre autres gérer son sommeil, sa
faim, son rasage, veiller à fumer de temps à autre,
payer la note de sa chambre d'hôtel et les frais de pressing de ses
tenues qu'il doit changer régulièrement, toucher son
salaire et ses défraiements éventuels, etc. Le souci du
détail est vraiment porté à l'extrême. De
même, les trajets en voiture se veulent d'un réalisme
assumé. Pas dans la conduite en tant que telle, qui est
pitoyablement simpliste, archaïque et buggée, mais dans la
nécessité de couvrir de longues distances dans la
campagne, en respectant les limitations de vitesse, en prêtant
attention au niveau d'essence et aux dégâts subis par le
véhicule, et en activant éventuellement les clignotants,
les essuie glaces ou la sirène de police.

A tous ces systèmes dont le
joueur doit se préoccuper, s'ajoute l'emploi du temps des
habitants. Tous les personnages principaux de l'histoire ont en effet
un emploi du temps particulier et vaquent à leurs occupations
pendant la journée. Le joueur peut ainsi décider de
suivre ou rendre visite à n'importe qui. Tel
couple tiendra son magasin de 9h à 16h, pendant que leurs
enfants seront à la pêche avec leur grand père.
Telle personne rendra visite à telle autre au bar, tous les
soirs à 22h. La météo qui change selon les jours
a également une influence sur cet emploi du temps, tout comme les
événements qui surviennent au cours du scénario
principal, découpé en chapitres distincts. Vous pouvez
suivre et interroger qui vous voulez, et éventuellement les
espionner à travers les fenêtres de leurs maisons, s'ils
ne vous laissent pas rentrer chez eux. Cela pourra vous en apprendre
beaucoup sur les personnages, leurs occupations, leurs relations
entre eux, et parfois lors de vos discussions avec eux ils vous
confieront une mission secondaire qui vous permettra d'en savoir
encore plus. Ces missions complémentent très bien
l'intrigue, et dévoilent souvent toute la complexité
des personnages. Je ne saurais que vous conseiller de les chercher
activement, tellement certaines constituent des passages importants
du jeu. Les récompenses que vous y obtiendrez sont également
non négligeables et facilitent grandement la progression dans
l'aventure.

Un contexte favorisant et justifiant
l'intervention du joueur

Mais ce qui me fait dire que l'aspect
monde ouvert est réellement réussi dans Deadly
Premonition, c'est la façon avec laquelle il oriente le joueur
tout en lui laissant le choix. Ainsi, en se réveillant le
matin à l'hôtel, York est-il accueilli par le shérif
et son adjointe, venus le chercher pour se rendre ensemble interroger
le médecin responsable de l'autopsie de la victime. Ils vous
informent des horaires d'ouverture de l'hôpital, et quand vous montez
en voiture avec eux, la conversation s'engage naturellement entre les
protagonistes, sur l'affaire en cours, sur la ville de Greenvale, sur
leurs parcours respectifs. Mais comme les horaires d'ouverture sont
assez larges et que le temps passe très lentement, le joueur
n'est pas contraint de se rendre immédiatement à
l'hôpital. Il peut décider d'aller interroger d'abord la mère
de la victime par exemple, en se rendant simplement à sa maison. Le shérif et
son adjointe râleront un peu, et iront vous attendre à l'hôpital, mais le fait d'aller contre
leur suggestion n'est pas du tout incongru dans le contexte du jeu.
York a en effet déjà fait état à ce point de son
indépendance vis à vis du shérif. York lui-même reconnaît votre input, disant par exemple à
haute voix « Il y a quelque chose que tu veux vérifier
ici Zach ? Je suppose qu'on a encore un peu de temps avant de se
rendre à l'hôpital ». Nos décisions
apparaissent donc pleinement bienvenues et justifiées dans le
contexte. Et quand finalement, on se rend à l'hôpital, York meuble le trajet avec nous en parlant de ses films favoris.
Une fois sur place, le shérif et son adjointe nous
engueuleront vertement pour les avoir fait attendre, preuve que nos
décisions, bien que justifiables, ne sont pas dénuées
de conséquences.

Le système de missions propose
ainsi un fil directeur bien établi, que le joueur peut suivre
religieusement ou ignorer royalement, sans que soit jamais rompue la
cohérence du scénario. Ce faisant, le joueur est libre de
participer à l'élaboration de l'histoire, en
s'immergeant dans l'univers, en creusant plus ou moins chaque
personnage, en s'intéressant ou non à leur routines, en
influant sur le rythme de l'enquête et sur la compréhension
globale de l'histoire. C'est à mon sens l'interaction la plus intéressante
que propose le jeu, et c'est loin d'être une proposition
triviale, vu les personnages qui le peuplent.
Malheureusement, le reste de ce que propose le jeu est très
loin d'être au niveau.

Une immersion lourdement entravée
par la technique

En effet, pour toutes les ambitions et les qualités du jeu, il commet beaucoup d'impairs qui
nuisent considérablement à l'immersion et au plaisir
que l'on peut tirer de l'expérience. Le plus évident concerne
évidemment la technique. Les extérieurs sont très
dépouillés, les modélisations des bâtiments et
de la nature sont simplistes, les textures très peu
détaillées, et le tout manque clairement d'animation et
de vie. On n'est même pas au niveau d'un GTA III, c'est vous
dire l'ampleur des dégâts. Les intérieurs s'en
sortent mieux, avec plus de détails et d'effets sur les
éléments du décor, mais les graphismes renvoient
tout de même de nombreuses années en arrière. Les
visages surnagent un peu, et réussissent à être expressifs, ce qui sauve les
meubles qui restent. Une fois que l'on s'est habitué à
cette présentation d'un autre temps, on n'est pas pour autant
sorti d'affaire. Entre les aberrations effarantes, comme un
personnage qui continue de parler comme si de rien n'était
pendant qu'il mange un hamburger, et le lot commun des animations de
course et de marche ultra raides, les mauvaises surprises ne manquent
pas. On notera également les bruitages tout simplement
abominables. Entendre son personnage marcher sur du parquet, sur de
l'herbe mouillée, ou même simplement ouvrir une porte
est presque physiquement douloureux.

Et puisqu'on parle de la bande sonore,
évoquons l'autre problème concernant la musique. Si
certaines des pistes communiquent bien certaines ambiances et sont
bien adaptées à leurs scènes, elles sont trop
souvent surutilisées et semblent alors caricaturales. On
observe de plus des changements d'ambiance radicaux au cours d'une
même scène, opérés par un enchainement de
musiques totalement différentes, pour un effet le plus souventgrotesque et ridicule. Difficile dans ces conditions de prendre très
au sérieux les émotions que tentent de faire naître
certaines situations. C'est d'autant plus dommage que la mise en
scène est par ailleurs plutôt ambitieuse et réussie.

Des choix de game design plus que discutables
Si l'on peut excuser certaines
défaillances par un budget limité, il en est d'autres
qui résultent directement des choix du développeur et
qui sont tout aussi néfastes. Pourquoi par exemple avoir
truffé les décors de ce monde réaliste avec de
gigantesques médailles flottantes qui vous donnent de l'argent
? Ou récompenser certains dialogues par de l'argent, en y
associant un irritant bruit de cagnotte ? L'incitation est quasi
nulle vu le peu d'objets à acquérir et la manne
financière que représente déjà le salaire
du FBI. Tout cela n'est donc que désagréable
distraction. Les choix d'interface prêtent aussi à
discussion, et notamment la décision de mettre en avant tous
les éléments interactifs avec de petites gerbes
incongrues d'étincelles colorées. Le jeu est de plus
doté en permanence d'énormes flèches pour
indiquer les objectifs en cours. Les quelques énigmes
agrémentant l'aventure se déroulant le plus souvent en
intérieur dans des niveaux très dirigistes, de telles
assistances sont plus que superflues et ne contribuent qu'à
anéantir encore plus le challenge de ces puzzles déjà
particulièrement peu inspirés.

Mais la plus grande trahison est
évidemment l'inclusion de phases de combats. Elles semblent
bien déconnectées du reste du jeu puisque personne ne
semble y faire référence et qu'elles n'ont aucune
conséquence sur l'intrigue. Bref, elles semblent sorties de nulle
part, et les rumeurs qu'elles auraient été imposées
au développeur pour rendre son jeu plus attrayant aux
occidentaux sont donc persistantes et convaincantes. Le jeu s'emmêle
lui-même les pinceaux sur leur bien-fondé, nous invitant à poursuivre les
ennemis, pour mieux nous ordonner de les fuir le moment d'après.
Mais ce n'est pas seulement leur caractère déplacé
et hors de propos qui choque, mais aussi leur qualité même.
Des zombies lents aux râles insupportables spawnent à
l'infini de flaques noires, et vous êtes lâchés
vous et vos munitions inexplicablement infinies dans des versions
ultra dirigistes des décors pour des affrontements dont on
peine à saisir la pertinence. La maniabilité est si
exécrable et les sensations si absentes que les combats ne
peuvent être perçus que comme un mauvais moment à
endurer pour pouvoir accéder à la suite du contenu. Si
l'on espère au début naïvement que l'on pourra
tirer parti des réactions apathiques des ennemis pour les
esquiver en courant, les développeurs ont pensé à
tout pour s'assurer que l'on n'évite pas si aisément
ces phases dénuées du moindre intérêt. Des
caisses en bois destructibles ralentissent inutilement votre
progression, les couloirs étroits vous obligent à tirer
des quantités ahurissantes de munitions sur les ennemis pour
dégager le passage, certains murs ne se dissolvent que lorsque
tous les ennemis sont abattus, des QTE abrutissantes viennent
« pimenter » le tout... Rien ne vous est
épargné, et je n'ai même pas parlé des
boss... Le seul élément qui semble à sa place
sont les phases de cache cache avec le tueur, mais elles ne sont pas
passionnantes pour autant.

Bref, si les commerciaux ont imposé des phases de combat, rien ne justifie que le résultat soit si
exécrable et pénible à jouer. On n'est pas en
présence d'un manque d'inspiration, de combats sans saveur.
Ici, on vous décourage activement de poursuivre l'aventure. On
vous punit de vouloir connaître la suite de l'histoire.

Conclusion
Que penser donc de ce Deadly
Premonition ? C'est un jeu capable du meilleur comme du pire. Il vous
laisse une liberté parfaitement intégrée dans une intrigue fournie, et vous inflige des couloirs de combats
ineptes. Il vous fait vous soucier des protagonistes comme jamais
(Emily...) avant de partir dans tous les sens à la fin, en
évoquant des mélanges de Super Sayen et de Blanka, ou
juste les pires moments de Resident Evil 4. Il réussit à
vous déranger réellement avec des situations d'une
puissance rare dans des cutscenes inspirées, avant de sombrer
dans les pires clichés nanars.

Pour moi, c'est un jeu qui mérite
d'être essayé, pour l'ambition trop rare qui transpire
par moments, l'excentricité assumée qu'il exhibe
fièrement par pelletées. Mais c'est un jeu qui se
fourvoie trop pour être considéré comme une réussite mal enrobée.
Il est simplement pénible d'y jouer, et l'évolution de
l'histoire et sa conclusion ne sont pas non plus aussi
satisfaisantes qu'escomptées.

Même autopsié, Deadly Premonition reste une énigme, une atrocité attachante, un monstre formidable.