Hello tous,

Aujourd'hui, inauguration d'une nouvelle rubrique - oui, encore - sur le blog Rêves électriques, que j'intitulerai "Ces mangas dont on ne parle pas". La chose, au moins, a le mérite d'être explicite. A force de me promener dans les rayons des librairies, j'ai en effet découvert qu'une bonne partie de la production graphique nippone échappait aux radars de la plupart des lecteurs, alors qu'indéniablement il y aurait matière à partager ces petites perles avec le plus grand nombre.

L'hégémonie de quelques grandes franchises - One Piece, Naruto, Bleach, Full Metal Alchemist, Berserk, Kenshin, Detective Conan, Fairy Tail et autres...- ne doit surtout pas faire oublier que le manga peut aussi sortir des sentiers battus et s'approprier une véritable matière littéraire, avec une ambition artistique réelle. Je vous vois venir de loin : j'entends par "ambition artistique" la capacité à transmettre du sens, de l'émotion, de la réflexion à travers le trait. J'y comprends une sublimation du réel, et non une caricature. Vagabond, par exemple, fait oeuvre artistique selon cette acception, en ce sens que le dessin de Takehiko Inoue peut se comprendre, et se ressentir, en dehors de l'histoire qui lui sert de support.

Ces oeuvres, pour la plupart bouclées sur quelques volumes ou simples "one-shots", sont en général publiées chez des éditeurs alternatifs. C'est le cas du manga que j'ai choisi pour inaugurer cette série de posts : Les enfants de la mer est actuellement en cours de publication aux éditions Sarbacane, qui bénéficient du soutien de Flammarion sur le plan de la diffusion. L'éditeur, créé en 2003 par Frédéric Lavabre et Emmanuelle Beulque, est un authentique indépendant, ce qui lui permet de parier sur de nouveaux talents. C'est sans doute dans ce contexte que le travail de Daisuke Igarashi a eu sa chance sur le marché français. Un coup de coeur, vraisemblablement, puisque c'est le premier manga à être édité par Sarbacane. Depuis 2005, c'était en effet Sakka qui se chargeait de diffuser le travail de Daisuke Igarashi dans l'hexagone.

Difficile de savoir qui est vraiment Daisuke Igarashi, d'ailleurs. D'un naturel discret, le bonhomme a la réputation d'aimer vivre en ermite et de fuir micros et caméras (une interview à lire en français, heureusement, en cliquant ici). On sait tout de même de lui qu'il est né à Saitama, dans la banlieue de Tokyo, le 2 avril 1969, et qu'il est fondamentalement amoureux de la nature. Il a commencé à dessiner professionnellement en 1993 pour le magazine Afternoon. Sa série Patati Patata, qui sera publiée en un recueil  (intitulé Hanashippanashi) en 2004 et s'emploie à raconter l'ntrusion du fantastique et du merveilleux dans le quotidien des Japonais, connaîtra un franc succès, ce qui lui permettra de travailler pour le magazine de prépublication Ikki, au Japon, et d'enchaîner avec une série de recueils particulièrement exigeants en termes de qualité, franchement prenants une fois entre les mains. Ses récits sont un délicat équilibre entre poésie, hésitation fantastique, folklore japonais et amour absolu de la nature.

Voici ci-dessous la bibliographie de l'auteur, tirée de l'excellent site Mangaverse, décidément très complet. Vous noterez, en complément de ces informations, que Sorcières a été récompensé en 2004 du prix d'excellence du Japan Medias Art Festival. Little Forest, en 2006, et Children of the See, en  2008, ont de leur côté été nominés au prestigieux prix culturel Osamu Tezuka.

Soratobi Tamashii, un volume, paru le 23-08-2002 aux éditions Kodansha. Inédit en France. 

 

 

 

Hanashippanashi, deux volumes, première parution le 18-02-2004 chez Kawade Shibo Shinsha. Paru en France chez Sakka.

 

Sorcières, deux volumes, première parution le 30-04-2004 chez Shogakukan. Paru en France chez Sakka.

 

Petite forêt, deux volumes, première parution le 23-08-2004 chez Kodansha. Paru en France chez Sakka.

 

Les enfants de la mer, cinq volumes, première parution le 30-07-2007 chez Shogakukan. En cours de publication chez Sarbacane.

 

Adventure of Kabosha, un volume, paru le 30-07-2007 chez Take shobo. Inédit en France.

 

Saru, deux volumes, première parution le 25-02-2010 chez Shogakukan. Inédit en France.

 

 

Les enfants de la mer, comme indiqué ci-dessus, a donc mis cinq ans pour faire le voyage du Japon jusqu'à la France. Mais le temps a des avantages : le travail effectué par Sarbacane pour rendre justice à l'oeuvre est remarquable. On le note d'emblée : couverture et pages bénéficient d'un papier de belle qualité, l'impression est précise, sans bavure, les quelques couleurs qui égayent première et quatrième de couverture tirent sur des pastels élégants, jamais criards. Le manga a visiblement été traité à l'égal d'une bande dessinée européenne, ce qui est appréciable. Les 300 pages de chaque volume (nous en sommes à trois publiés sur cinq annoncés) n'en sont que plus agréables à parcourir. Il y a une contrepartie, tout de même : il faudra acquitter 15,50 euros par ouvrage pour profiter de cette belle adaptation. Mais à mon sens, c'est une somme largement justifiée.

 

Le pitch peut de prime abord sembler déroutant. Une jeune adolescente, Ruka, croise la route de deux garçons, Umi et Sora, alors que débutent les vacances d'été. Les deux frères cachent un incroyable secret : ils ont été élevés par des dugongs, doux mammifères de la famille des lamantins. Mais à l'écoute de l'océan, ils sont aussi en quête d'une explication. Car des poissons meurent, d'autres disparaissent dans un éclat de lumière et d'argent.  Dans la mer, dans les aquariums, ils sont des milliers à, soudain, s'évaporer. Responsabilité humaine ? Acte de rébellion d'une nature que l'homme s'emploie quotidiennement à fouler du pied ?

Nous sommes aux lisières du fantastique. Igarashi y pose les fondements d'une fable écologique questionnant inlassablement notre rapport à la nature. Umi, « la mer », joyeux et insouçiant, et Sora, « le ciel », plus ombrageux, rêveur et intrigant, entretiennent un lien étrange avec l'océan et en sont, d'une certaine manière, les porte-parole auprès du lecteur, ferré par la douce torpeur de cette histoire qui sait se faire captivante sans se presser. A travers Umi et Sora, au fil de leurs ébats au coeur de la grande bleue se dessine, sans urgence aucune, un tendre et chaleureux hommage, plein d'émotion, à la fantastique biodiversité qu'abrite cet élément de l'homme encore peu maîtrisé. Daisuke Igarashi dessine les créatures abyssales avec un souci du détail peu conventionnel pour un manga. Son trait, fin et précis, s'applique à honorer la majesté de ces espèces souvent inconnues du grand public. Et le mangaka prend son temps, se perd en contemplation quelques pages durant, rend au passage hommage aux doux paysages du Kanto, salue les caprices de l'océan dont il saisit l'essence en un instant.

 

Daisuke Igarashi est un esthète, qui n'a sans doute pas oublié que c'est en enfant de l'estampe que le manga est né. L'on retrouve dans ses cases le sens de la composition qui constituait l'une des vertus cardinales de cet art pictural hérité du passé. Naturaliste, le mangaka s'emploie également à échapper aux clichés de la caricature des yeux gigantesques, des onomatopées, des apartés qui jalonnent une bonne part de la production manga générique. Pour autant, Igarashi ne renie pas non plus cette manière de dessiner élancée, élégante, dont Osamu Tezuka a en son temps posé les fondements. Il la sublime, postulant que le manga peut faire sens en associant l'exigence du trait et la profondeur d'une narration à multiples niveaux de lecture.

Les enfants de la mer n'en est à qu'à son troisième volume paru en France ; les enjeux de l'oeuvre ne sont donc pas encore totalement dévoilés. Il apparaît cependant déjà  que Daisuke Igarashi livre, ici, un travail à la puissance d'évocation rare, apte à séduire les esthètes comme le grand public. Comme un clin d'oeil : c'est aussi la grande force du fabuleux conteur auquel Igarashi se réfère souvent : un certain Hayao Miyazaki...