I) Eric Chahi

. Another World

Autre créateur emblématique du courant de la  french touch dont il est impossible de passer à côté, Eric Chahi. Première grande création, presque entièrement réalisée par lui, Another World. En analysant le jeu, comme on a pu le faire précédemment avec Frédérick Raynal, on se rend compte que là encore les influences ne sont pas à chercher du côté de la France.

 

 

Prenons l'introduction du jeu, et plus précisément ce fameux dérapage de la voiture du professeur devant son laboratoire. En 1992, dans une interview donnée dans l'émission Micro Kids, on découvre des images du making-of du jeu. Dans  un extrait des bandes filmées par Chahi lui-même, le spectateur voit la voiture miniature utilisée par le créateur français pour la scène cinématique. Il s'agit d'une Ferrari, très typée années 80. L'ordinateur qu'interroge notre scientifique, toujours dans l'introduction du jeu, le confirmera. Bref, un modèle qui ne va pas puiser du côté de l'esthétique hexagonale du type Coccinelle ou Citroën CX, DS et compagnie. Ce n'est qu'un détail mais c'est grâce à ces détails que l'on peut dessiner l'identité culturelle d'un produit.

Ferrari proche de celle visible dans le jeu

Ferrari du jeu

Revenons maintenant à l'ordinateur cité ci-dessus. Après avoir tapé un code, ce dernier souhaite au « professor » un « good evening ». Par la langue mise en avant, pour un jeu qui pourtant se caractérise par une absence de textes et de dialogues par la suite, l'anglais, le jeu s'ancre dans un espace géographique/culturelle anglo-saxon plus que français.

Le reste de l'aventure est globalement non-identitaire. Dans ses environnements tout d'abord. C'est lunaire, désertique, sec. On découvre, en haut de la tour dans laquelle notre personnage était enfermé, une vue d'ensemble. Difficilement situable, cette dernière renvoie à des paysages finalement communs à des pays bien différents. De la Turquie à l'Afrique en passant par certains espaces du continent asiatique.

Dans cet extrait du making-of réalisé à l'occasion des quinze ans du jeu, on apprend, sous le ton de l'humour mais cette plaisanterie a du sens, de la bouche d'Eric Chahi que le tir du pistolet est peut-être influencé par le kaméhaméa de la série Dragon Ball. En effet, la boule d'énergie grossit si l'on reste appuyé sur le bouton de la manette. Une boutade qui finalement en dit long sur la culture assimilée et réutilisée, plus ou moins consciemment, par le créateur français.

Toujours dans cet extrait, on voit Eric Chahi tournant les pages d'un beau livre d'illustrations d'héroic fantasy. Une influence forte qui oriente notre homme plus du côté de Frank Frazetta que de Gustave Doré pour prendre un illustrateur français, d'inspiration française.

Frank Frazetta dans ses oeuvres

Une célèbre illustration de Gustave Doré

Même si le jeu respire un onirisme aride, une désolation poétique qui n'a pas de véritable ancrage géographique, par quelques rares éléments concentrés dans l'introduction l'identité culturelle du titre se veut exclusivement extra-française. Là encore, Chahi, brillant créateur français, ne produit pas une œuvre française culturellement parlant. A la différence d'un Barjavel qui abordait, dans le cadre de la littérature, le même domaine (la science-fiction) dans une optique plus nationale et via des références véritablement françaises.

. Heart of darkness :

Autre grand jeu d'Eric Chahi, Heart of Darkness. Si l'on regarde encore une fois l'introduction du jeu, on remarque tout d'abord une école américaine, ou anglaise, du fait de son nom. Lorsque notre jeune héros sort en courant, et en sautant, par la porte principale, le mouvement de la caméra nous montre un « School » au centre de la pancarte annonçant l'établissement. Par le mot employé, le cadre culturel du jeu est anglo-saxon.

On peut même s'aventurer à dire que le cadre est plus américain qu'anglais tant la disposition des tables dans la salle de classe d'où s'échappe le héros, l'ambiance même qui se dégage de ces couloirs traversés en trombe renvoient à un imaginaire nord-américain. Le tramway, sur rails, jaune, que prendra le jeune garçon avec son chien confirme cette impression. On a l'impression de retrouver ces fameux tramways de San Francisco vus dans tant de films. Le camion de glace croisé, portant le logo « Cream », ne fait qu'entériner ces déductions.

Le fameux tramway de San Francisco

Après l'éclipse vue dans le parc, notre héros se dirige, toujours en courant, jusqu'à sa maison. Le joueur découvre un quartier résidentiel typique de cette Amérique véhiculée par Hollywood. Les petites haies en bois, la cabane dans l'arbre...En fait, cette introduction condense des traits culturels utilisés dans de nombreux films familiaux américains. C'est un peu une sorte de Spielberg condensé, sauce Goonies. Les BMX en moins.

La maison du film Les Goonies, proche de celle du jeu

Le reste du jeu est globalement non identifiable. Certes, le petit rouquin que l'on dirige est de type caucasien, mais l'univers varie. Allant chercher des paysages très différents, type désert, jungle, etc. Pourtant, rien qu'à son introduction, le joueur comprend que là encore l'expression  french touch n'opère pas. On tient plus une sorte de produit issue de la culture populaire américaine, sorte de dérivé des films grand public produits par Lucas ou Spielberg dans les années 80. Pas ceux culturellement français, comme La Guerre des boutons ou Les 400 coups. Des œuvres, certes non fantastiques ou science-fictionnelles, mais mettant en scène de bambins également.

. From Dust :

2011 marque le retour d'Eric Chahi dans le monde des jeux vidéo avec le jeu From Dust. Un vrai jeu d'auteur. Derrière ce God Game, dont on vante dans de nombreuses previews la possibilité de déformer des terrains, se cache une fois encore une identité culturelle intéressante. Intéressante car très éloignée de la culture française. La culture de l'auteur.

Seulement, contrairement à Heart of Darkness et Another World, les deux allant puiser dans des cultures populaires anglo-saxones, américaines le plus souvent, c'est du côté du folklore africain qu'il faut regarder pour From Dust. Les hommes que l'on dirige arborent une esthétique très tribale. Des masques renvoyant aux fameux masques africains, des pagnes autour des hanches comme les tribus de ce grand continent, les artworks et autres images du jeu nous confirment cette touche qui n'a de française que le nom si l'on ose encore classer une telle production derrière cette expression que nous interrogeons dans ce grand dossier.

Un artwork du jeu

Une image in-game du jeu

Masque africain traditionnel

Ainsi, à travers l'analyse de trois jeux, des jeux d'auteur, on ne décèle chez Eric Chahi, comme chez Frédéric Raynal, aucune utilisation de la culture nationale. La culture française, bref leur culture d'homme. Encore une fois, c'est le schéma « un créateur français pour un jeu culturellement autre » qui s'impose. La french touch, encore qu'une expression.

Pour relire la première partie, c'est ici.

L'article d'origine : https://levelfive.fr/index.php?option=com_content&view=article&id=116:french-touch-label-ou-realite-partie-2&catid=39:reflexions&Itemid=29