En mourant prématurément, la Dreamcast est venue se loger dans nos mémoires avec un certain goût pour la mélancolie. En 2000, Jospin était encore Premier Ministre mais personne ne se faisait plus d'illusions sur le sort de la console de Sega, et pourtant l'éditeur/constructeur trouvait encore les ressources nécessaires pour sortir des jeux ambitieux qui resteront dans nos esprits, 12 ans plus tard. Il y a une certaine ironie quand on se rend compte qu'un des derniers hits de la Dreamcast cache toute une symbolique de lutte contre l'oppression via le street art, le "vandalisme à la cool".

Smooth Criminal

Jet Set Radio est un jeu de "graph-poursuites", où des jeunes devront marquer leur territoire en évitant les gangs adverses et surtout la police dans l'ambiance décontractée d'une Tokyo-cité qui ferait passer Gangnam Style pour de l'austérité Nord Coréenne. En réalité, l'équipe de feu-Smilebit / feu-AM6 s'est inspirée de manga et surtout de DJ Boy, un vieux jeu Megadrive un peu ringard aujourd'hui. Ils ont transformé ce boy qui castagnait des gangs avec ses rollers en héro surhumain capable de tagger tout en accomplissant de multiples acrobaties, très pratiques pour éviter les tirs de Captain Onishima, ce flic qui flingue à vue. "Ma Cité va Craquer, version mangasse". À fond dans la caricature, à tel point que l'aventure est elle-même est commentée par un DJ black si ethniquement décalé que, à ce qu'on raconte, Shenmue l'aurait refusé comme sympathique vendeur de hotdogs. Jet Set Radio est aussi génial à raconter qu'il y a 12 ans.

Escape from Roller City

Jet Set Radio est aussi un des très rares cas dans l'histoire récente du jeu vidéo où la technique a été utilisée de manière créative, pour produire un tout nouvel univers. Personne n'avait jamais vu de cel-shading avant. D'ailleurs quand j'ai rencontré l'équipe de développement à quelques mois de la sortie de leur jeu, personne n'utilisait ce terme. Les japonais lui préféraient le jargon "manga dimenshion", tout simplement pour une question de droits. Ces fanboys chevelus made in Sega avaient l'enthousiasme des mecs qui créaient des jeux avant tout pour leur pomme, sans se soucier des positionnements commerciaux et des parts de marché Worldwide. Au hasard d'un Tokyo Game Show, je recroise parfois l'un d'eux. Toujours les cheveux longs quoiqu'un peu dégarnis sur le dessus mais désespérément sérieux en costard cravate, en mode cosplay de garde du corps dans Yakuza. Plus que la tristesse d'une société en difficulté qui préfère faire des suites plutôt que ce faire preuve de ce genre d'audace que furent les Jet Set, il faut plutôt y voir là le signe que Sega est reconnaissant à tous ces soldats et créatifs de l'ombre. Sega, tu nous manques.

Tokyo sous les bombes

La vérité, c'est que 12 ans plus tard, Jet Set Radio n'a pas vieilli. Il s'est même bonnifié puisque la majorité des problèmes de caméras ont été résolus dans le processus de HDification. Le cel-shading d'origine était déjà si racé, si ingénieux, qu'il donne l'impression que Sega n'a pas dû lutter à le convertir. Il reste forcément çà et là des bugs, présents mais de manière différente dans la version originale. Mais reprocher cela à Jet Set serait comme dire que Mario 64 laisse à désirer car on ne peut pas toujours bouger le zigoto sur son nuage qui tient la caméra. Ces approximations font partie du charme de l'expérience, de son coté inédit. Surtout, c'est un témoignage de la complexité de cet univers 3D, d'un jeu où l'on doit en permanence comprendre sa place dans l'espace. Jet Set est sorti au summum de la Dreamcast, un signe que le très bon vieillit mieux que le reste. J'ai encore ma version originale dans un coin. Bon sang, j'ai même bricolé ma console sur une borne d'arcade avec écran HD pour redécouvrir Kikaiô/Tech Romancer ou encore Rival School en haute réso'. Mais rien n'aura le confort de cette version qui ne nécessite même pas de bouger de son salon pour rebrancher la dite-Dreamcast. "Si l'on ajoute à ça le bruit et l'loading..."

Truand 2 la Galère

On entend souvent cette constatation accablante : "les jeux d'avant étaient trop durs alors aujourd'hui, tout est simplifié". D'abord, ce n'est pas tout à fait vrai, toute une génération de Dark Souls pourra le confirmer. Jet Set Radio va créer un gouffre entre le joueur qui va se débattre, coincé dans une texture du décor de Shibuya ou par la physique improbable des rollers blades qui "slident" sur n'importe quelle arrête urbaine. Jet Set Radio Future, la suite sortie sur Xbox, simplifiait la tâche en enlevant les manipulations nécéssaires pour réaliser les graph' et en supprimant la limite de temps. En 2000, avec le gros pad massif de la Dreamcast, à l'heure où les VMS sonnaient d'un bip strident à chaque démarrage de console, l'heure n'était pas aux gâteaux : pour avoir le "Staïle" à Jet Set, il fallait apprendre son chemin par cœur tel un pattern. "Le level" avait un prix, la sueur.

On pourrait facilement s'en sortir en disant que Jet Set Radio fera hurler de bonheur les nostalgiques de la Dreamcast, console morte trop tôt au champ d'honneur, laissant une logithèque orpheline mais belle comme une ruine romantique, les gamers reconnaissants. Déjà au sommet, Jet Set Radio revient avec un enthousiasme d'ado, épuré de tout nouveau mode qui viendrait gâcher l'expérience originale. Le jeu a beau avoir douze ans, il est toujours aussi prenant, baigné de musiques cultes et d'un rendu qui n'a presque pas vieilli, cel shading oblige.