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Où sont les femmes ? (avec leurs frags pleins de charme)

Pour faire un résumé forcément erroné, le jeu vidéo actuel est dans sa majorité tourné vers la violence. Si l'idée n'est pas de marcher dans les pas d'un David Cage, il semble délicat d'aborder la question sans faire état des mécanismes genrés (dans notre monde occidental, les petites filles jouent à la poupée, les petits garçons avec des armes en plastique, mais nous reviendrons sur les potentielles évolutions). L'homme est guerrier, il aime pourfendre l'arme à la main, conquérir, imposer son autorité. L'industrie du jeu vidéo s'aligne, et la loi de l'offre et de la demande aboutit aux résultats connus. GTA ou Halo cartonnent. Mais dans ce cas, comment expliquer le pourcentage cité plus haut ?

Les jeux vidéo se concentrent sur des thèmes simplistes, et visent une audience d'adolescents qui ont faim de violence.

David Cage

Si les joueurs sont en majorité des joueuses, pourquoi est-ce si difficile d'avoir en tête un exemple récent d'énorme budget à sensibilité purement féminine ? Il serait donc virtuellement temps de troquer ses fusils à Plasma pour son parapluie magique. Si le sexisme latent de cette remarque ne vous choque pas, c'est probablement que vous êtes en manque de ce qu'on pourrait nommer le "AAA pour filles". Mais une question me taraude, au passage :

Si on sait clairement ce qu'est un jeu "pour mecs", c'est quoi, au juste, un jeu pour filles ?

Si on part de la base d'un "pourquoi Call of ?", la première réponse qui vient en tête est : "parce que profit". L'argument pécunier vient très vite se confronter à la réalité démographique. L'équation est en apparence simple : Si Call of Duty, penchant soit-disant du côté masculin de la sensibilité (armes, militaire, décor technologiques/et ou état de siège) se vend par millions, et que la majorité des gamers sont des gameuses, alors Call of Duty est un AAA pour filles. Rideau, fin de l'article. Mais essayons de voir un petit peu plus loin...

Depuis le début de cet article, j'ai fait volontairement le choix de partitionner les sensibilités selon des raccourcis socio-culturels admis. Les garçons aiment les armes, les filles aiment se maquiller. Les amateurs de speedrun apprécieront le raccourci. A l'heure d'une remise en question générale de la place du genre, dans une société qui abolit ces rapports normés pour permettre une émancipation personnelle, le jeu vidéo se voit contraint de refléter cette partie de la société dans ses problématiques. Et c'est avec brio que l'univers ludique détourne le problème, en s'appuyant sur des réflexes conditionnés. Prenons comme exemple le reboot récent de Tomb Raider.

La petite fille aux mitraillettes

Tomb Raider est un TPS scripté, dans la lignée d'un Uncharted (qui reprenait lui-même un certain héritage des premiers Tomb Raider, la boucle est bouclée). Son argument principal est de proposer en personnage central une jeune femme, à savoir Lara Croft.

Le jeu se veut donc d'un point de vue féminin, qui peut aider à l'identification de toute une partie du public. Mais si on dépasse la vague tentative de décrire les tourments d'un éléments féminin dans un monde machiste et violent (ce qui constitue à peu près la seule substance narrative de l'oeuvre), le jeu, en terme de game design, ne reste qu'une transposition bourinne du TPS moderne.

Remplacez Lara par un chauve lambda, et le jeu consiste principalement à dessouder du terroriste dans un décor alambiqué et grisâtre. Vagues d'ennemis, environnement hostile, et progression par la violence et la conquête de territoire.

La présence de Lara change pourtant profondément le ressenti du jeu. Le rapport d'empathie marche parce qu'en tant que jeune fille, Lara est directement assimilée au "sexe faible". Le jeu paraît éreintant, et imaginer ne serait-ce qu'une seconde les mêmes cut-scènes avec un personnage masculin ne correspondrait pas au canon de virilité attendu. Le jeu allie à la fois une volonté progressiste qui se parasite d'elle-même avec les réflexes conditionnés que l'on appose au genre.

Au final, si on résume l'histoire de Tomb Raider 2013, c'est celle d'une jeune femme fragile qui, pour évoluer dans un monde d'homme, doit se conformer à le violence ambiante et s'imposer en tant que femme. Histoire d'émancipation, ou de conformisme ? C'est ce qui pose la question du fond et de la forme, et à quel point les deux se confondent pour aboutir à un ressenti.

Main de velours dans un gant de fer

C'est sans compter sur le fait qu'à l'heure de l'égalitarisme, il est évident que de nombreuses femmes souhaitent évidemment dessouder du méchant à la chaine. Pour ne pas citer l'une des intervenantes de Suck My Geek, aujourd'hui on peut autant tripper sur Conan que sur Frozen.

Avoir envie de décapiter de l'orc avant d'aller se faire faire le maillot ne choque plus personne en 2016. La guerre des sexes, à l'heure de l'hégémonie geek, n'existe quasiment plus. Kayane est un des, si ce n'est le visage principal de l'e-sport en France.

Face à la barrière du skill, aucun argument psychologique ou physiologique ne permet de pouvoir différencier les deux sexes. Un bon joueur est un bon joueur.

Working girls

En parlant de femmes fortes, et du fait d'évoluer dans un monde d'homme : Que penser de la place des femmes dans l'industrie, dans la création même ? L'histoire du médium est traversée par une écrasante majorité de conventions clairement masculine, rapport à la destruction, personnages féminins à la représentation "désirable", la liste est longue. Pourtant, le jeu vidéo est une industrie jeune. Le rapport au genre, à la guerre des sexes, n'a pas vraiment la même saveur que dans le toujours très sexiste monde de l'entreprise, de la politique, des médias. C'est en tout cas ce que semble en retirer Amy Hennig.

(L'industrie du jeu vidéo) était une nouvelle frontière, qui n'était pas encombrée par les préjudices dont j'ai été témoin dans l'industrie du cinéma. (...) Je pense que le jeu vidéo est une industrie assez jeune et progressiste pour ne pas laisser la place à ce genre de choses.

Amy Hennig

Amy Hennig, à qui l'ont doit notamment la saga Uncharted (à l'exception du 4ème volet), est une personnalité forte du milieu. L'exemple type de la femme forte, aussi bien leadeuse créative que figure de proue financière. Néanmoins, sa récente déconvenue après son départ agité de Naughty Dog témoigne-t-il d'un pragmatisme du studio face à des idées peut-être trop décalées face aux attentes du public, ou tout simplement une question de différents créatifs, où le sexe ne rentre même pas dans l'équation ? Nous ne sommes pas dans le secret des dieux. Amy Hennig a encore de beaux jours dans l'industrie, étant actuellement scénariste principale sur le prochain jeu sous licence Star Wars de Visceral Games (Dead Space).

En 25 ans, je n'ai virtuellement jamais fait l'objet d'harcèlement ou de discrimination. En moins de deux ans, je suis passé de designer débutante à responsable d'équipe, et encore deux ans plus tard j'étais propulsée réalisatrice. Je n'ai peut-être jamais rien remarqué (...) mais le fait est que cette industrie a été un vrai bastion d'opportunités.

Amy Hennig

Si Amy Hennig a l'air de s'en sortir royalement, c'est un autre son de cloche quand on se penche quelques secondes sur le cas de Jade Raymond. Grandement médiatisé durant la promotion du premier Assassin's Creed, cette jeune canadienne de 40 ans, aussi ambitieuse que polyvalente, était l'image de marque d'Ubisoft à l'époque. Elle ne retire pourtant pas le même sentiment progressiste que sa confrère.

Jade Raymond, à propos de la place des femmes :

Oui, je pense qu'il y a certains jeux où la représentation de la femme peut être améliorée. Et ça peut être amélioré dans n'importe quel forme de divertissement.

Les statistiques montrent que de nos jours, alors que de plus en plus de femmes rentrent dans l'industrie du cinéma, de la télé et des jeux vidéo à des niveaux bas de la hiérarchie, il y a encore un blocage aux niveaux les plus élevés. Les chiffres sont aussi mauvais qu'ils ont toujours été.

On peut aisément faire le rapprochement entre ces propos et la polémique ayant eu lieu à la sortie d'Assassin's Creed Unity.

Si on dépasse le discours marketing, il est évident qu'on en est réduit à la question du skin : le coeur de l'expérience ne change pas, et c'est encore une fois seulement une question de représentation. Dans un souci d'égalité, on peut pouvoir jouer avec un personnage féminin, qui se meut comme tel. Mais l'enjeu reste d'évoluer dans un monde patriarcal en assassinant des gens.

Si les décisionnaires les plus haut placés restent des hommes, on peut comprendre le manque de diversité concernant le jeu accédant à un certain budget. Le manque de roulement, et l'endoctrinement du public vers une certaine image du blockbuster limitent les possibilités artistiques, au-delà de la simple question du sexe.

Une fille au masculin, un garçon au féminin.

On en revient donc à la question du game design. Qu'est-ce qui ferait un jeu profondément crée pour les filles ? Je me permets de mettre de côté tout ce qui concerne des Lea Passion, des Maison du style, ou autres spécimens de jeux se vendant par dizaines de milliers. Ces jeux assimilent le rapport du genre à celui de l'enfance, et sont des expériences ludiques aussi limitées dans leur approche que profondément ciblées dans leur part de marché. Leur succès commercial n'est évidemment pas à mettre de côté, mais c'est une autre problématique.

Une vraie curiosité réside dans l'existence d'un million seller comme Les Sims. La simulation de vie de Will Wright a instantanément connecté avec le public féminin. C'est même un jeu que l'on peut jouer en couple. Il y est question de construction, de famille, de gestion monétaire. Des notions absolument pas genrées. Mais des questions aussi totalement éloignées des problématiques soulevées plus haut, ayant trait à la violence, ou la progression par la destruction (même si rien ne vous empêche de noyer vos sims, de les brûler, les asphyxier, les empoisonner. Envie de me refaire une petite partie, tiens...). Un terrain d'entente, un système de jeu qui s'extraie des considérations clivantes pour aboutir à de l'universel. A l'image des jeux de stratégie ou de réflexion. Mais qui se vend par millions.

Où sont donc les AAA pour filles ?

Si la question méritait d'être posée, je pense pour ma part que c'est un faux débat. Le AAA pour filles au sens quasiment sexiste du terme existe déjà. Si on prend pour appui les images inconscientes qui nous viennent à l'esprit, alors le saint graal a toujours été là, entre nos mains.

Prenons Final Fantasy VI, par exemple. Nous jouons une héroïne au destin extraordinaire, dans un monde plein de magie, coloré, qui, malgré les épreuves sombres, font triompher la bonté, les valeurs, en construisant une famille, un socle. Un rapport maternel au monde, d'une sensibilité à fleur de peau qui ferait le bonheur des petites filles de tout temps. Et accessoirement, FFVI était ce qui s'apparente le plus à un blockbuster dans le contexte de l'époque. Sans principe ni automatisme. Car retourner la proposition comporte un risque. Celui du quotat. Le quota devient une question de valeur morale, ce qui semble en général peu compatible avec l'expression artistique. Au final, un AAA pour filles, c'est aussi un AAA pour garçons.

Une fois cette question dépassée, on en revient à la source du problème : La représentation codifiée, et ce qu'elle fait résonner chez le grand public. Et nous vivons dans une société ou ces clichés peuvent rentrer en collision frontale l'évolution des moeurs, la quête de l'égalité.

Et au passage, pour permettre une ouverture vers l'avenir : Que voit-on à l'horizon ? C'est Horizon (no comment, svp), le nouveau jeu de Guerilla Games. Qui semble, à l'instar de plus en plus de blockbuster, proposer d'incarner un personnage féminin fort. A voir si le jeu saura dépasser le constat posé plus haut, et s'imposer au-delà des chartes d'attentes qui pèsent sur les épaules des gros jeux, de nos jours. Car la majorité des joueurs sont des joueuses, et leur achat, leur vote, compte.

A ce propos, chers Gamebloggeuses, n'hésitez pas à commenter cet article, forcément désespérément réduit à mon point de vue d'homme.


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Sources

https://www.theguardian.com/commentisfree/2014/sep/18/52-percent-people-playing-games-women-industry-doesnt-know

https://fortune.com/2013/10/24/the-10-most-powerful-women-in-gaming/

https://business.financialpost.com/fp-tech-desk/post-arcade/jade-raymond-and-amy-hennig-weigh-in-on-sexism-diversity-in-the-video-game-industry

https://www.forbes.com/sites/danielnyegriffiths/2015/05/25/jade-raymond-bafta-interview/#55550e005a3e

https://www.playstationlifestyle.net/2015/03/01/jade-raymond-talks-sexism-in-games/