Pour les trois intervenants présents en cette humide soirée de décembre en la capitale basque, dans un auditorium du musée Guggenheim, un premier constat unanime : si les jeux vidéo empruntent au cinéma, à la télévision, la littérature n'emprunte pas au jeu vidéo. Alors que l'inverse est plutôt fréquent, de nombreux jeux vidéo prenant comme base narrative une oeuvre littéraire, de Dante's Inferno à Suikoden, jugez plutôt.

Répondre aux désirs des autres...

Mais la littérature peut-elle pénétrer un monde si numérique comme celui du jeu vidéo ? Pour Cesar Perez Gellida, il s'agit d'abord de deux univers bien distintcs : "Lecteurs et hardcore gamers forment des cercles bien différents". Ainsi, on comprend qu'il ne faudrait pas appréhender l'écriture de la même façon selon qu'on pense le récit d'un bouquin ou d'un jeu.

Pour Lucien Soulban, scénariste chez Ubisoft Montréal, le travail d'un écrivain dans son sens traditionnel et d'un écrivain de jeu vidéo est assez différent :

Contrairement à l'écrivain qui est seul face à son écran, pour écrire un jeu vidéo, il faut prendre en compte toutes les considérations de l'équipe. On n'a pas le luxe de s'isoler, on fait partie d'une équipe et il faut adapter son récit aux environnements, aux graphismes, aux désirs des autres.

C'est un travail collectif, et en ce sens, mon écriture a changé. Ce n'est plus ce lien direct entre le cerveau et l'écran. Être écrivain de jeu vidéo, c'est comme travailler avec plein d'éditeurs en temps réel. Il faut savoir se blinder car on se prend toutes les critiques en même temps. On peut même dire qu'écrire pour le jeu vidéo relève parfois d'un processus de "damage control".

Autre différence de taille inhérente au jeu vidéo, l'implication du joueur, comme le souligne encore Soulban :

On ne peut pas définir autant de personnages que dans un roman, le joueur doit être impliqué en premier lieu.

Pour Juan Gomez Jurado, auteur de thrillers, il est essentiel de jouer avec l'esprit de son lecteur, alors que lui-même avoue s'inspirer du jeu vidéo dans ses récits, comme il peut s'inspirer de la télévision, du cinéma, sauf qu'il n'en reproduit pas les codes narratifs, trop distincts. Cependant, pas d'échelle de valeur pour l'auteur :

Il y a des livres qui ressemblent, ont la forme de livres, mais qui n'en ont que le nom. La technologie permettra peut-être de faire quelque chose de plus organique.

Les défis de l'auteur

Comme le soulignent de concert Lucien Soulban et Gomez Jurado, le jeu vidéo offrirait dans certains cas une lecture plus agile, plus souple, pour appréhender de grandes mythologies, ainsi que bien entendu un rôle beaucoup plus consistant au joueur. Soulban :

Avec des modèles narratifs comme ceux de jeux comme Skyrim, le joueur est encouragé à faire ses propres expériences, à faire jouer son imagination. C'est un défi pour celui qui écrit.

Mais quid de l'implication du joueur et de son rapport à l'intrigue quand bien souvent les conversations avec les PNJ dans les jeux où une certaine liberté est accordée se révèlent souvent risibles ? Conscient du problème, Soulban est persuadé que la qualité des dialogues dépendra des... avancées technologiques :

Les dialogues sont relatifs à l'IA. Aujourd'hui, il s'agit toujours d'un rapport d'action et de possibilités de dialogues relatives à cette action. Une liste programmée de réactions forcément limitées même si toujours plus vastes.

En effet, si aujourd'hui on peut créer des bases de répliques conséquentes, on ne fait que mettre une somme de phrases dans la bouche de marionnettes. "La technologie permettra peut-être de faire quelque chose de plus organique."

En attendant que l'IA délivre son propre langage, on n'oubliera pas comme se sont amusés à le rappeler les trois intervenants, qu'aujourd'hui encore, il n'est pas rare qu'à la manière des citations de grands auteurs, on se réfère toujours aux meilleurs vannes de Monkey Island...


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Pour aller plus loin
Player One d'Ernest Cline a été cité par les trois auteurs présents à Bilbao comme un des exemples récents de figuration réussie du jeu vidéo en littérature, une exception qui on l'espère en appellera d'autres. Conseil de lecture donc, comme No pasaran, le jeu de Christian Lehmann, d'abord pour les jeunes lecteurs, et Vaporware de Richard Dansky pour les anglophones. JPod de Douglas Coupland, récit dans un studio de game design de Vancouver vaut aussi le coup d'oeil, même si le sujet du jeu vidéo est plus périphérique. Enfin, un article très intéressant publié sur Actualité en 2013.