[Attention, ce billet comporte de gros méga maxi spoilers notamment sur Alan Wake - et sur eXperience 112 et Bioshock aussi, mais ça ce n'est plus de première fraîcheur]

 

 

Quand j'étais en doctorat de littérature comparée, je suivais le séminaire de mon directeur de recherches consacré au « montage » dans le roman. Il s'agissait grosso modo de se pencher sur une façon moderne de mettre en scène le monde et de raconter une histoire : au lieu du point de vue omniprésent d'un Auteur façon 19e siècle, ces romans modernes juxtaposaient des éléments hétéroclites, à la façon d'un dossier d'enquête. Par exemple on pouvait voir le récit s'interrompre pour laisser la place à une coupure de presse, un poème, ou bien pour passer au point de vue d'un autre personnage, sans aucune transition.

 

 

 

La modernité du procédé, c'est que l'auteur n'a pas la prétention de délivrer un « message » prêt à l'emploi, ni une pensée édifiante. Son objectif est au contraire d'essayer de réunir des éléments contradictoires ou complémentaires : c'est par leur rapprochement que naîtra, peut-être, une vérité. Puisque le monde est multiple, polémique et changeant, un roman qui prétend en parler doit l'être aussi.

Cette démarche avait été tentée par Dostoievski en son temps :

Bakhtine a relevé dans les romans de Dostoievski une particularité remarquable: non seulement les personnages s'y expriment dans un langage qui leur est propre, mais ils sont dotés d'une autonomie inégalée jusque là dans le roman:

Ici [dans les romans de Dostoievski], ce n'est pas un grand nombre de destinées et de vies qui se développent au sein d'un monde objectif unique, éclairé par l'unique conscience de l'auteur; c'est précisément une pluralité de consciences, ayant des droits égaux, possédant chacune son monde qui se combinent dans l'unité d'un événement, sans pour autant se confondre. [...] La conscience du personnage est donnée comme une conscience autre, comme appartenant à autrui, sans être pour autant réifiée, refermée, sans devenir le simple objet de la conscience de l'auteur.

Todorov 1981, 161

La polyphonie littéraire ne désigne donc pas seulement une pluralité de voix mais aussi une pluralité de consciences et d'univers idéologiques. [...]

On peut reconnaître là une tendance du roman moderne: l'univers unifié du roman tend à se désagréger au profit des univers pluriels des personnages. Il ne s'agit plus de boucler ou d'achever une intrigue romanesque, ni de parvenir à une conclusion morale ou idéologique. Il s'agit plutôt de faire apparaître des tensions entre des points de vue.

Chez Dostoievski la polyphonie des consciences s'exprime aussi par une pluralité de styles et de tons. Cette polyphonie stylistique a d'ailleurs été peu appréciée des contemporains de Dostoievski qui y ont vu une forme décousue où se côtoient « une page de la bible placée à côté d'une notice d'agenda ou bien une ritournelle de laquais à côté de dithyrambes schillériens sur la joie ».

[source]

 

Il me semble que le jeu vidéo est un média qui se prête bien plus encore que le roman à une telle polyphonie. Tout d'abord parce que la juxtaposition de multiples éléments narratifs hétéroclites y est assez répandue (textes à lire, cutscenes et dialogues,  voix off, accomplissements d'action, etc). Et ensuite parce que l'Auteur s'y efface forcément, pour laisser le joueur dérouler lui-même l'histoire : la reconstituer ou la construire, selon les jeux. Le jeu vidéo permet parfois à plusieurs personnages de raconter leur propre histoire, mais aussi il permet à l'histoire de s'exprimer par toute une série de « canaux » différents à la fois.

Cependant il faut bien avouer que la plupart des titres de jeux vidéo se contentent de rester extrêmement classiques, avec une progression linéaire et surtout monocorde de l'histoire. Le héros agit, progresse, commente éventuellement son parcours, discute avec des figurants, et accomplit finalement sa mission. Ce type de narration est vraiment peu intéressant : le jeu peut être tout à fait satisfaisant (comme un bon vieux Zelda), mais d'un point de vue architecture narrative, c'est quand même basique (pour ne pas dire, hmm, ringard ?). C'est pour ça sans doute que je n'accroche pas trop aux RPG : de par le système, la trame se résume toujours à devenir plus puissant pour tuer des ennemis plus costauds : le monde n'existe que dans l'attente du héros. Un schéma on ne peut plus égotiste, qui trouvera son intérêt ailleurs que du point de vue structurel.

En revanche on trouve depuis quelque temps des jeux autrement plus ambitieux que ça quand il s'agit de construire un récit et un univers, et c'est sur ceux-ci que j'ai voulu me pencher. Multiplicité des points de vue et des idéologies, multiplicité des langages, multiplicité des médias, pour une histoire non-définitive, polémique et incertaine, déstabilisante et passionnante. Trois beaux exemples : Bioshock, Expérience 112 et Alan Wake.

J'ai essayé de traduire ça en schéma, ça vaut ce que ça vaut, mais j'espère que ce sera plus clair qu'une longue explication.

Bioshock : les voix de la ville

 

 

Le jeu étant à la première personne, le joueur incarne le héros et voit par ses yeux, mais bizarrement ne s'exprime jamais. En revanche il agit, doit parfois faire des choix cruciaux qui entraîneront une fin différente. C'est le premier niveau de narration : le personnage doit à la fois s'échapper et découvrir qui il est vraiment. C'est l'histoire dévoilée au fil du gameplay.

 

Cependant les autres personnages au contraire sont plutôt loquaces, que ce soit via la radio emportée par le héros - chacun tente de le rallier à sa cause ou de se servir de lui - ou par la propagande omniprésente dans Rapture (les slogans, affiches, les graffitis), ou encore par le biais des journaux intimes enregistrés sur magnétophones que l'on retrouve un peu partout... C'est finalement toute la ville qui nous parle, nous livre ses espoirs et manigances : toute l'histoire de la ville, ses complots, sa politique, tout nous est raconté en écho, par des instantanés du passé, par l'architecture, ou par des dialogues pressants. On entend les accents variés, bourgeois ou prolétaires, de différentes origines, on entend les discours publics et les confidences. Tout nous est livré en vrac, à nous de faire le tri. Qui croire ? Faut-il aimer Rapture, faut-il la combattre ?

C'est la question qui est mise en scène, pas la réponse. Si le héros obtient finalement la vérité sur son identité, le joueur est laissé à ses questionnements et ses doutes. Il a en tout cas pris une part active à la narration, puisqu'une bonne partie repose sur une action volontaire de sa part, comme collecter les enregistrements, ou faire un choix moral.

 

Expérience 112 : le fantôme aux caméras

Ce système narratif correspond bien à une histoire de type « post-massacre » : le joueur arrive quand tout le monde ou presque est déjà mort, quand la tragédie est déjà presque jouée. Il fait alors un travail d'archéologue, il reconstitue les événements, récolte des témoignages et des documents. Dans le cas de Bioshock il s'agit bien de retrouver la trace d'un système politique et social en train de disparaître.

Dans d'autres jeux, l'échelle est différente, mais le principe identique. Par exemple on avait un peu le même genre de structure narrative dans Expérience 112 : l'histoire commençait dans un tanker abandonné qui abritait des labos de recherche scientifique, mais au moment où presque toute l'équipe avait été décimée. On pouvait alors enquêter dans les affaires des morts et dans le système informatique, afin de récolter la correspondance et les documents de chacun : vidéos, enregistrements audio, schémas, courriers... On reconstituait la teneur des expériences, les relations entre les personnages, les motivations secrètes des uns et des autres. Cette vie passée, complétée par des séquences de flashs-souvenirs, venait se surimposer à l'exploration actuelle des lieux dévastés, et teinter l'ensemble de mélancolie mais aussi de secrets espoirs.
Un troisième niveau de lecture était suggéré par le fait que le joueur observait « réellement » le personnage principal, Lea, en commandant le réseau de surveillance vidéo. On se demandait alors forcément qui on était censé incarner, est-ce qu'on allait pouvoir rencontrer Lea, est-ce qu'on la connaissait, quelles relations on avait éventuellement.

 

Mon seul regret c'est que tous ces « canaux » narratifs convergeaient finalement tous dans la même direction (l'avènement d'une nouvelle race), on n'avait pas alors une véritable impression de petit monde dans lequel chacun aurait son autonomie. Mais soyons honnête, c'est largement une question de budget autant qu'une question d'écriture. Si l'on veut créer de multiples voix ayant chacune une personnalité, un agenda, etc. c'est un projet complètement démesuré. Au début du projet Alan Wake d'ailleurs, il avait été question d'en faire un monde ouvert. On imagine bien choisir sa destination et pouvoir mener l'enquête auprès des différents habitants. On aurait peut-être même pu enchaîner les phases de nuit (combats contre les ombres) et de jour (enquête et doutes) à notre propre rythme, selon nos actions et donner ainsi un rythme bien différent à l'histoire. Mais l'auteur a finalement jugé que le scénario perdrait en efficacité et en immersion, et a abandonné cette idée. Je pense qu'il a eu raison, et je préfère quant à moi une narration polyphonique et multiple à un monde ouvert mais figé et dans l'attente du joueur. L'interactivité provient de la mise en relations de toutes les pistes, de toutes les théories que le joueur échafaude pour comprendre ce qui se passe, et pas d'un choix bidon façon « aller explorer la mine ou le bar-tabac ? »

Idem dans Expérience 112 : il incombait au joueur de recouper les sources, de décoder les messages (littéralement) et d'en tirer ses propres conclusions, puisque Léa ne pouvait pas le faire pour nous. Peu de jeux réussissent ainsi à nous faire participer en live à la construction de l'histoire. Tout seul derrière son écran, le joueur qui réfléchit produit du sens, et pas seulement la solution d'un puzzle pour ouvrir une serrure, comme dans la plupart des jeux d'aventure. Les hypothèses qu'il formule pour lui-même font partie de la narration. Découvrir la vérité, retrouver « 112  » ... Tous les fils narratifs du jeu mettent en scène cette anticipation du dénouement et font croître l'impatience à mesure que les théories se précisent... mais la réalité est-elle bien celle qu'on espère ?

 

Alan Wake : dimensions parallèles dans un crâne

 

 

 

Alan Wake est un pur bonheur pour les fans de narration alambiquée comme moi. :) Sur une base assez simple - un écrivain en panne d'inspiration combat les forces de l'ombre par l'écriture pour ramener sa femme à la vie - les auteurs ont greffé de multiples couches afin d'enrichir l'histoire par des effets de dédoublements, d'anticipation, de contrepoints... Une merveille d'architecture narrative.

On a tout d'abord l'histoire de base, que l'on vit à travers le gameplay et les cinématiques. Ensuite on a les feuillets épars, qu'on ramasse aussi bien en forêt qu'en ville, qui racontent ce que l'on est en train de vivre. Mais ce fil-là n'est jamais complètement synchro avec ce que l'on fait : parfois il raconte ce qu'on vient de vivre quelques minutes auparavant, et on se sent inexplicablement observé ; parfois il est en avance et semble prévenir d'un destin inexorable. L'effet est dramatique, on se sent le pantin de puissances supérieures.

Ensuite il y a les messages écrits un peu partout à l'encre photosensible : ce sont les indices réunis par Cynthia Weaver, à l'époque où un autre écrivain s'était trouvé aux prises avec les ombres, selon un scénario très similaire à ce que vit Alan. Dans un lieu où les créatures de fiction prennent vie, qui crée qui ? Qui écrit le destin de qui ?

Enfin il y a les multiples émissions de télé et de radio. A la radio, le vieil animateur local nous parle de la beauté du ciel nocturne alors qu'on est aux prises avec les créatures de l'ombre. Ou bien il raconte qu'il a aperçu le héros aujourd'hui. Si on croise un poste de télé, il arrive qu'il s'allume de lui-même et nous montre une image du héros en train de se parler à lui-même. Est-ce réel ? Est-ce déjà arrivé ? Est-ce un double ?

L'histoire semble prendre de multiples chemins en même temps, et on n'est pas vraiment sûr de pouvoir tous les accorder en un tout cohérent. Peut-être que le docteur Hartman a raison de dire que tout ça est dans la tête d'Alan ?

 

La série TV « Night Springs » (inspirée bien sûr de « Twilight Zone ») dont on peut suivre quelques épisodes au fil du jeu vient ajouter d'autres éléments accablants en contrepoint. Ce sont comme des épisodes d'une vraie série, sans aucun lien avec l'histoire d'Alan (si ce n'est qu'il est censé avoir écrit certains scénarios...) mais les thèmes abordés entrent en résonance avec ce qui lui arrive de façon inquiétante. On a par exemple cette histoire de professeur qui suicide ses autres lui-même dans les dimensions parallèles... Ou ce tueur psychopathe qui serait son propre reflet dans le miroir... Tout cela vient renforcer l'incertitude quant à l'état mental d'Alan Wake, si bien qu'on finit par ne plus très bien savoir nous-même ce qui est réel ou pas dans ce que l'on vit aux côtés du personnage.

Dédoublement, cauchemar, folie, roman dans le roman... La polyphonie narrative démultiplie l'histoire comme dans un palais des glaces : on ne sait plus distinguer le reflet du vrai et le malaise grandit. Perso, je suis conquise.

Finalement c'est ça que j'attends d'un jeu vidéo adulte : un regard sur la société et l'humain qui soit multiple, incertain. Qui me laisse penser par moi-même, sans me donner toutes les réponses.
Ce qui me fait penser que je n'ai toujours pas vu la fin de Lost.

L'article originel : https://www.sachka-blog.com/le-jeu-video-vu-par-dostoievski-697

L'article republié sur levelfive.fr : https://levelfive.fr/index.php?option=com_content&view=article&id=209:reflexion-le-jeu-video-vu-par-dostoievski&catid=35:reflexions&Itemid=29

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