Je sors de deux mois de tournage des sessions de voix, deux mois enfermé dans un petit studio d'enregistrement de dix mètres carrés avec un autre acteur, entouré de caméras infrarouges et de centaines de diodes clignotantes, à donner la réplique, corriger, encourager, demander de refaire plus vite, moins fort, avec plus d'émotion... Ces sessions ont été particulièrement éprouvantes, pour les acteurs d'abord. Les quatre acteurs principaux ont du apprendre par cœur leur texte (s'ils l'avaient lu, on aurait vu sur les animations leurs yeux qui parcouraient le texte). Avec des dizaines de marqueurs collés sur le visage, ils ont dû s'imaginer des décors, des situations, des personnages, avec le script et moi comme seuls guides. A chaque fois, il a fallu s'adapter au rythme de travail des acteurs, à leurs habitudes, les rassurer, les aider à donner le meilleur d'eux-mêmes dans cette situation incongrue.

Studio d'enregistrement pour la Mocap Faciale

Tous les acteurs ont beaucoup donné, et les quatre principaux en particulier. Cela fait plus d'un an que nous travaillons ensemble, qu'on leur scanne leurs visages, qu'on leur fait répéter des scènes, qu'on les photographie sous tous les angles, qu'on enregistre leurs mouvements. On se connaît bien, ils connaissent parfaitement leur personnage, et cela se sent.

Parfois au détour d'une pause, une drôle d'impression. Celle de parler à un personnage de jeu vidéo. J'ai passé tellement d'heures à filmer leurs clones 3D que j'en avais presque oublié qu'ils étaient de vraies personnes dans la vraie vie... J'interprète ça comme un bon signe.

Actor équipé pour la Mocap Faciale (à gauche), Version 3D du même visage (à droite)

Au moment où j'écris ces lignes, nous sommes au milieu du cycle 5 (les cinq premiers cycles comprennent les scènes les plus difficiles du jeu, les cycles 6 et 7 sont relativement plus simples, et le cycle 8 comprend principalement les épilogues).
Mes journées sont bizarrement découpées : j'aide Charles (le Producer de HR en charge de la production côté Quantic) autant que possible dans le suivi de l'équipe (le suivi de production occupe maintenant quatre personnes à plein temps, en plus de moi...), principalement pour les problématiques liées aux scènes du cycle en cours. Je passe pas mal de temps en review, parfois en salle de review, parfois le soir chez moi. Une review consiste à jouer plusieurs fois une scène et noter tout ce qui ne fonctionne pas ou doit être amélioré. Ces notes sont ensuite rentrées dans le bug report sur Intranet et le suivi est ensuite effectué par le QA interne de Quantic (nous avons une équipe de tests en interne d'une dizaine de personnes). Les premières reviews (quand la scène n'est pas suffisamment avancée pour pouvoir parler de DA) sont effectuées par Steve et Caro, deux membres de mon équipe en charge de la mise en scène et du game play. J'interviens quand la scène est jouable pour essayer de l'amener au niveau Beta.
 

L'équipe de Test de Quantic Dream (à gauche) Caroline Marchal -Lead Gameplay (à droite)

Je suis aussi amené à faire quelques refontes dans le game design sur certaines scènes qui s'avèrent ne pas fonctionner à l'écran aussi bien que sur papier. Cela a concerné environ cinq à six scènes, ce qui à l'échelle du jeu reste gérable. Avoir un plateau de Motion Capture en interne nous a sauvé la vie à plusieurs reprises lorsqu'une animation est manquante, même si j'essaie de ne pas abuser de cette facilité à ce stade du développement...

Les premières minutes du jeu ont été par exemple intégralement réécrites juste après l'Alpha. J'étais insatisfait de la manière dont on entrait dans le jeu. Pouvoir améliorer son design à ce stade du développement sans peser sur la production est véritablement un luxe. Quantic a beaucoup investi depuis le début du projet dans l'amélioration de sa chaîne de production et des outils, et ce genre de changements limités se fait relativement sans douleur.

Beaucoup de travail en perspective dans les semaines à venir : plus que deux mois avant la Beta, avant la préparation du Gamescom à Cologne (deux nouvelles scènes présentées), puis ce sera le Tokyo Game Show, puis la Beta, puis la démo jouable, puis le Master... Pas vraiment le temps de souffler, et pourtant il est essentiel de garder du recul sur ce qu'on fait dans ces périodes pour ne pas commettre d'erreur, ne rien rater, garder la même exigence alors que toute l'équipe commence à se ressentir de la fatigue accumulée après plusieurs années de développement...