Longtemps, je me suis couché de bonne heure. Parfois, à peine ma lumière éteinte, mes yeux se fermaient si vite que je n'avais pas le temps de me dire : « Je m'endors. » Et, une demi-heure après, la pensée qu'il serait bon de piffer du shoryu m'éveillait.

C'était le temps du collège, des premières amours pour certains, des émois fragiles de l'adolescence et de l'épanouissement de sentiments nouveaux. Pour certains. Car pour beaucoup d'entre nous, ces années furent celles de l'acné purulente, de la voix de roquet congestionné et surtout, surtout des parties de Street Fighter II entre potes.

Hélas, le temps qui passe en vient à délaver ces souvenirs joyeux pour n'en laisser qu'une trace indistincte, des bribes de sentiments disparus quelque part avec l'insouciance de la jeunesse et qui ne ressurgissent que de manière sporadique, à la vue d'un screen dans la section Nostalgie d'un forum ou bien à l'écoute d'une piste de l'ost, lors d'une virée nocturne sur YouTube. On se dit alors, la larme à l'œil, que c'était le bon temps. Et sans même s'en rendre compte, notre ego de vieux con se met à enfler comme la bidoche au-dessus du caleçon.

On en vient même à se demander, presque vingt ans après sa sortie, ce qui dans cet amas de pixels à l'animation douteuse, ambiancé de digits tombés dans le domaine de la caricature, comment il a été possible d'en être à ce point amoureux, de ce jeu. Un peu comme lors de ces réunions d'anciens élèves où l'on recroise une de ses ex, dix ans et trois gosses plus tard.

Alors, quand sont dévoilées les premières informations sur Street Fighter IV, on sourit niaisement avant de s'en retourner à ses fichiers compte client sur Excel. Il nous vient peut-être un de ces éclairs de nostalgie à la vue de Blanka coulant un bronze électrique, ou de ce gros Russe en slip rouge dont on a oublié le nom. Mais rien de plus. On est de toute manière trop vieux pour ce genre de jeux, et il n'y a bien que Capcom pour croire en un revival teinté de vintage.

 

Puis les mois passent. Et un beau jour, en prenant le métro, on s'étonne de croiser ces vieilles branches de Ken et Ryu placardés en quatre par trois sur les panneaux publicitaires du tunnel. Ce petit sourire niais refait surface, annihilant toute chance d'obtenir le numéro de téléphone de la petite étudiante en philo qui nous faisait les yeux doux. Mais peu importe, car une toute autre envie vient de nous envahir.

La pause déjeuner est mise à contribution pour faire un crochet par le Micromania du coin. Avant même d'y entrer on croit déceler un cot cot codette ! familier, et nous revient en mémoire l'appareil dentaire de Kevin, qui glousse tout en martelant la manette Megadrive à six boutons achetée pour l'occasion.

C'est un monde qui renaît à la simple audition d'un shoryu passant dans la garde. Un pan de notre vie tout entière qui défile à la vue d'un spam de hado. Alors oui, c'était le bon temps, mais l'espace d'un instant, ce temps perdu semble ne plus l'être.

Il sont tous là, ces combattants des temps jadis. Sauf qu'eux n'ont pas pris une ride. Ils ont même subi une sacrée cure de jouvence. Et si les Ta Gueule Autocrate ! sont devenus des Tiger Uppercut ! , que les Sonic Boom ! ne sonnent plus comme des Avec Vous ! , ils n'en font pas moins ressurgir des âges obscurs des sensations que l'on croyait à jamais oubliées.

 

 

On s'en retourne alors à ses pénates, soulagé de soixante-dix euros, l'ombre menaçante du vieux con repoussée pour quelques mois encore. Mais c'est pour bien vite se rendre compte que les choses perdues le sont à jamais. Et si Street Fighter IVjoue sur la fibre nostalgique pour attirer les foules, à l'âge des responsabilités, peu sont les amis prêts à vous mettre sur la gueule sans se soucier du défilement des heures.

Non, pour cela, il faudra s'exiler sur le réseau, là où fraie une communauté bien étrange de spécialistes. Ils sont ceux qui hantaient les salles d'arcade avant l'avènement du Net. Ils ont leurs propres règles, leur propre langage, et qui s'aventure sur leur territoire peut perdre tout espoir. Car il ont un autre niveau que nos potes de récré...