Et voilà, l'E3 est terminé, et alors que l'Internet sera noyé pour encore une semaine ou deux sous les réactions diverses et variées sur le contenu qu'il a produit, je me dis que moi-aussi, j'ai le droit d'en dire quelques mots.

Première chose par contre avant de commencer, personne ne doit être dupe : l'E3 n'est ni plus ni moins qu'une gigantesque pub commerciale s'étalant sur plusieurs jours et destinée à attirer et piéger le public des joueurs que nous sommes dans le vortex hypnotisant de la hype. Cependant, même en sachant cela, beaucoup parmi nous sont avidement prêts à avaler et décortiquer la moindre nouvelle info disponible - parce que oui, nous sommes des passionnés, alors on assume !

L'E3 nous permet donc non seulement de saliver (abondamment) sur tous les jolis jouets qui débarqueront bientôt sur nos étagères mais il sert aussi d'événement culturel pour toute la biosphère vidéoludique : l'E3, pour le meilleur mais aussi pour le pire, est donc tout à la fois un miroir et un élément fondateur de notre propre sous-culture.


De l'action, du drame !


Pour les vieux de la vieille, l'E3 est et reste un nid à drama incommensurable, façon Feux de l'Amour, et absolument addictif. C'est justement pour ça qu'on aime : tout le monde réprouve et déclare se placer au dessus de tout ça, mais la vérité est que tout le monde adore. Je ne citerai qu'un seul exemple de cette longue tradition : 1995. Cette année-là, Sega débarqua dans l'intention claire de gagner la cinquième génération de la guerre des consoles. Pour cela, leur tactique fut celle de la blitzkrieg : au lieu de révéler une date de disponibilité, Sega abasourdit tout le monde en annonçant que la Saturn était *immédiatement* disponible aux Etas-Unis ! En retour, Sony répliqua - fait sans précédent et resté unique par la suite - en déclarant que sa future Playstation ferait 100$ de moins que la Saturn, rien que ça !

C'est exactement ce type de manoeuvre qui a contribué et continue d'encourager l'étonnante et exagérée tendance au secret de toute l'industrie du jeu vidéo. A vrai dire, je ne connais pas d'industrie artistique aussi poussée dans le goût du secret. Avouez-le : il n'y a vraiment que dans le jeu vidéo qu'un gars comme David Jaffe pourrait jurer becs et ongles pendant des mois ne pas travailler sur un nouveau Twisted metal pour ensuite l'annoncer soudain en fanfare pendant l'E3. C'est comme si Michael Bay refusait d'avouer qu'il était en train de travailler sur le prochain film des Transformers...

Malgré tout, même si c'est relativement peu nécessaire, le côté ultradramatique de l'E3 avec toutes ses paillettes, ses flashs et sa mise en scène fournit ce petit côté imprévisible propre à satisfaire notre soif de sensationnel : après tout, les surprises d'aujourd'hui feront les histoires de demain, qui détermineront à leur tour la culture vidéoludique dans son ensemble.


Des protagonistes, gentils et méchants


Pour continuer sur la prégnance de l'E3 sur notre perception de notre univers vidéoludique, et surtout sur la façon dont nous définissons nos relations avec les grosses boites de jeux vidéo, je pense que nous pouvons tous être d'accord pour dire que cet événement marque le trend du moment, le Zeitgeist comme on dit.

Jugez donc. A la minute même où une conférence se termine, des centaines de compte-rendus plus ou moins romancés commenceront à fuser de partout sur l'éditeur qui vient d'achever son show, enclenchant soudain une complète mise à jour de l'état des relations entre la compagnie et le public des joueurs.

Ainsi, cette année, Nintendo a fait une volte-face quasi-théâtrale en prenant ses distances avec sa stratégie habituelle d'ouverture au public casuel et en proposant toute une floppée de titres beaucoup plus traditionnels à l'attention de leur audience plus hardcore. Un line-up incluant Zelda, Kid Icarus, Donkey Kong, Kirby et Samus fut couronné par ce qui semble (pour l'instant du moins) non seulement comme la première mais aussi comme la plus élégante solution de jeu 3D disponible à l'horizon. Dans un coup de théâtre aussi étonnant qu'inattendu, le public de joueurs qui s'étaient jusque là senti trahis par l'avènement de l'ère de la Wii en vient soudain à considérer Nintendo comme le nouveau havre du joueur hardcore tentant d'échapper à la folie marketing du motion control (le truc à la mode d'il y a cinq ans, rappelons-le) et des gadgets 3D véhiculés par Microsoft et Sony. Comme s'ils s'étaient dit que le fiasco de Wii Music était le fiasco de trop. Avouez que pour le coup, c'est très fort quand même.

A l'inverse, Microsoft, jusque là le "Champion des hardcores", tourne son regard vers le territoire casuel conquis par Nintendo, suscitant du coup un courant d'inquiétude à travers tout l'empire xboxien craignant d'être transformé en un nouveau Wiiland : après tout, des minijeux débiles en motion control en 1080p seront toujours aussi stupide qu'ils l'étaient en 480p, hein. Ajoutons à cela un manque de réelle surprise (les gros titres annoncés étaient déjà connus et montrés au public), et Microsoft se retrouve victime d'un brutal revirement de son image publique. Parviendra-t-il à préserver son identité ?

Sur le côté, nous avons les restes d'un puissant et vaste empire, abattu par son propre orgueil, l'empire de Sony. En lançant une console coûteuse, techniquement complexe, avec un support réduit, Sony et sa Playstation 3 commencent à montrer les différents facteurs qui ont mené à la chute de Sega et de la Saturn. A présent, un empire autrefois tout puissant est forcé de recourir à une stratégie défensive de copie plutôt que d'innovation : améliorer la wiimote et émuler le Xbox Live sont des objectifs logiques mais il va falloir du temps à Sony pour qu'ils reprennent l'image héroïque qui fut la leur.

Et enfin, à l'écart, reste le jeu sur PC. Debout dans un coin de la mêlée, secouant la tête d'un air entendu, il attend tranquillement que les consoles rattrapent enfin sa technologie et son approche interneto-centrée : le partenariat entre Sony et Valve (le nouveau messie du jeu sur PC) renvoit à un futur où la différence entre les différents héros d'aujourd'hui sera beaucoup plus ténue qu'aujourd'hui.


Le sens de l'exclusivité


La chose la plus étrange sans doute au sujet de l'E3, c'est qu'au final, il ne s'adresse vraiment, et de façon quasi-exclusive, qu'à une fraction du public videoludique aussi infime que bruyante. Certains pourraient les appeler les "core-gamers" mais je crois pour ma part qu'un autre terme conviendrait peut-être mieux : des "stéréotypes". Alors que le nombre de joueurs de Farmville fait désormais de l'ombre à celui de World of Warcraft, Halo et Call of Duty réunis, Facebook est une entité absente du show.

Car la vérité est que l'E3 est et reste un événement dédié aux geeks dévoués au concept de gaming tel qu'il existait dans les années 1980 et 1990 : une sous-culture distincte et clairement définie nécessitant à la fois enthousiasme et connaissance pointue du sujet. Leur monde est celui de game designs solides, d'un fort goût pour la technologie et une préférence pour les expériences de jeux dédiées. L'E3 est le lieu où cette population se rassemble et se défend face au risque perçu de l'essor des "casuels" et des medias sociaux à la Facebook.

De façon plus basique, l'E3 est aussi l'occasion pour ces gens de partager leur expérience videoludique. Habituellement séparés par les schismes de genre ou de plateforme, l'E3 est une sorte de trève où ils viennent non seulement discuter des dernières grosses news mais aussi ressasser les souvenirs des années passée. Ensemble, ils affrontent la vacuité du discours marketing des grosses boites et jettent un regard ironique sur le fric dépensé à cette occasion.

A un certain niveau, l'E3 est monstrueusement stupide, mais en même temps, je dois reconnaître que sa stupidité est nourrie par bien des aspects que notre propre culture vidéoludique a engendrés. Par une combinaison de notre attention et de l'argent que nous dépensons, nous lui procurons une sorte de consentement tacite, le reconnaissant de facto comme une force agissante dans le monde culturel du jeu vidéo.

Je pense qu'il serait exagéré de l'accuser de n'être que du pur fluff, car comme nous avons pu le constater, il reflète et influence la façon dont nous considérons notre medium - mais en même temps, il nous est impossible de le prendre vraiment sérieusement. Les secrets révélés nous titillent mais au final, ne nous bouleversent pas. Les héroïques "vainqueurs" et les vilains "perdants" sont au final décidés par les chiffres d'affaire trimestriels, pas par des blogueurs. Et finalement, considérer l'E3 comme un événement du "gaming" relève sincèrement de la myopie si on examine la démographie actuelle du jeu vidéo (cf. la déferlante Farmvill et Facebook).

Malgré tout cela, il y a quelque chose de délicieusement amusant à regarder ce spectacle gonflé de surenchères. Et pour vous, qui étaient les "héros" et les "méchants" de cette année ?