Par exemple, en lisant les scénarios de Mass Effect et de Dragon age, sans savoir de quoi il en retourne, vous devineriez que l'un est un jeu de science-fiction, et l'autre un jeu d'heroïc-fantasy à certains mots-clés utilisés dans les dialogues, ou à certaines descriptions rapides. En somme, on devine ces choses-là car le scénario les suggère, et donc font parties de lui.

Certes, certaines histoires pourraient paraître parfaitement hermétiques sous la forme de scénario, surtout dans le jeu vidéo où on crée souvent des mondes complètement improbables, mais mon propos n'est pas là. Ce que je souhaite mettre au jour, c'est que certains joueurs pensant ne s'intéresser qu'au gameplay se trompent. Certes, ils passent les cinématiques et les dialogues, mais le scénario est tout de même suggéré jusque dans les personnages que l'on rencontre et incarne, jusque dans les boss que l'on affronte et les décors que l'on traverse. Au fond, lorsque AHL dit se foutre du scénario, je pense qu'il reste tout de même sensible à son illustration. En somme, il n'a pas besoin qu'on lui raconte une histoire car, probablement, la fabrique-t-il lui-même en traversant épreuves et décors, et que le reste lui paraît accessoire.

Possédant des mécaniques de jeu similaires à chaque épisode, on trouve tout de même chez les fans de Final Fantasy des réfractaires au style de Nomura. Tout comme un fan de Beat'em All peut être rebuté par le mauvais goût d'un Bayonnetta. Preuves, selon moi, qu'on joue rarement exclusivement pour le gameplay, mais également pour l'aspect visuel qui lui aussi nous raconte des choses en parallèle du scénario.

Il y a aussi que les scénarios de jeu vidéo sont souvent très mauvais, entre personnages caricaturaux, trames stéréotypées, approximation des dialogues et des réactions, absence de cohérence psychologique, incapacité à faire évoluer logiquement un personnage, et j'en passe. Et plus on avance dans la technologie, plus la motion-capture est de qualité, plus on s'approche du réalisme d'un film, et plus ces aspects grossiers et nanardesques ressortent. En somme, plus on s'approche du cinéma au niveau formel, plus on s'en éloigne sur le fond.

Avec l'expérience, on apprend à se détacher du scénario pour mieux apprécier le reste, c'est-à-dire les à-côtés, quand ils sont réussis ; l'univers visuel, l'aspect des personnages, et même la façon dont c'est raconté. Par exemple, Heavenly Sword a un scénario d'un ridicule embarrassant, mais très bien mis en scène.

Dans l'ensemble, les scénaristes de jeu vidéo manquent encore clairement de talent pour nous raconter des histoires (bien que parfois elles soient particulièrement bien illustrées). On sent que ce n'est pas leur domaine, qu'ils ne font pas assez appel à l'extérieur, ou alors qu'un artiste de l'extérieur se montre dans l'incapacité d'avaler les limites de la scénarisation d'un jeu vidéo.

Les limites de la scénarisation

Je ne ferai pas de liste exhaustive des limites d'un scénario de jeu vidéo, mais ce qui le limite, c'est le gameplay.
Limitation dans le temps ; les cinématiques ne peuvent pas être trop longues au risque d'un déséquilibre entre phases de jeu et cinématiques.
Limitation aussi dans le propos : impossible de nous raconter dans God of War 4 une histoire où Kratos a renoncé à la violence. Si c'est le cas, ce sera en introduction, avant de reprendre les armes pour buter tout le monde, ou alors sous-forme de flashs-back, en découvrant peu à peu, tout en butant tout le monde, que le pacifique Kratos a décidé de sauver la veuve et l'orphelin (quoi que ce n'est pas vraiment son genre...).

Et c'est parce qu'on doit nous donner des choses à faire que souvent le scénario en souffre. À vouloir nous faire vivre absolument tous les aspects du western, Red Dead Redemption construit une trame pas logique du tout, nous faisant participer aux deux côtés de la révolution mexicaine, avec un personnage principal, John Marston, multipliant les passages où ses réactions ne semblent pas appropriées.

Un scénario basique nous donnera des motivations plus ou moins valables pour donner une direction à notre aventure. La plupart du temps, les jeux alternent ; on a une cinématique nous racontant une histoire, puis on bute une centaine d'ennemis avant d'aboutir à une nouvelle cinématique nous racontant la suite. Ça n'empêche pas ces scénarios-là de fonctionner, ni même d'être bien racontés, mais c'est une forme inaboutie d'un jeu scénarisé. Il y a un lien entre scénario et gameplay, mais il est la plupart du temps assez mince. Cela ne nous empêche pas de prendre plaisir au jeu, mais l'impression de participer à une aventure n'est pas forcément pertinente. Ainsi, dans God of War ou Uncharted (encore que ce n'est que mon impression sur ces jeux), on sent clairement les coupures. Le mélange entre gameplay et scénario ne prend qu'à moitié. L'un justifie l'autre, et l'autre justifie l'un, mais la synthèse n'a lieu qu'à de rares moments. On pourrait changer le scénario de ces jeux-là que ça ne changerait rien au gameplay.
 
Pire encore, les jeux à objectifs (tare de Dead Space) où là on nous envoie à gauche à droite pour sécuriser un périmètre, réparer un avion, détruire des relais radio. Les ressorts scénaristiques sont alors très artificiels. Dans Battlefield Bad Company par exemple, peu importe l'objectif, au bout du compte on fait toujours la même chose ; se rendre à un endroit, nettoyer la place, et faire exploser un truc. Un peu pareil pour Dead Space où, malgré la différence entre les objectifs, notre manière de les atteindre repose sans cesse sur des visites aux quatre coins du niveau. On voit donc également que le gameplay, lorsqu'il ne se renouvelle pas, peut lui aussi faire stagner l'aventure, et donner l'impression que l'histoire n'avance pas, qu'elle stagne.

L'aboutissement du jeu vidéo contre le Bobo Gaming

En somme, un scénariste de talent dans le domaine du jeu vidéo sait qu'il ne doit pas raconter une histoire en parallèle du gameplay, mais à travers le gameplay. Chose délicate et difficile à faire.

C'est le cas, le plus réussi auquel j'ai pu jouer, de Shadow of The Colossus, et probablement d'Ico que je découvrirai bientôt dans sa refonte HD. C'est ce qu'a essayé Electronics Arts avec Dead Space (sur certains aspects) en intégrant les informations dans l'univers ; ainsi, très astucieusement, les informations du jeu ont l'air de s'adresser à Isaac, et ne s'adresse à nous que par ricochet. Le jeu se referme sur lui-même, comme s'il nous était étranger, comme s'il avait sa propre vie.
C'est aussi la tentative d'Heavenly Sword, où une mise en scène de type cinématique se mêle à des séquences de gameplay tout à fait honnêtes (et non pas sous forme de cinématique interractive), et où chaque phase de jeu est en rapport avec le scénario. De même que dans Infamous, toutes les missions proposées participent à l'histoire (là où dans Grand Theft Auto un criminel peut faire des arrestations policières).

C'est pour moi l'aboutissement du jeu vidéo ; masquer au mieux les mécaniques, intégrer les informations nécessaires et les missions à résoudre dans le tissu du scénario.

Mais aujourd'hui, on assiste aussi à un phénomène inverse, que j'appelle le Bobo Gaming. En résumé, si le gameplay limite le scénario, aujourd'hui le scénario en arrive parfois à limiter le gameplay. En somme, on écrit une histoire, puis on essaye de fourrer du gameplay dedans. C'est le cas de Batman AA par exemple ; pour nous faire vivre dans la peau de Batman, on nous propose tous les aspects du personnage. Certains sont bien traduits en termes de gameplay, d'autres sont intégrés à la va-vite de manière superficielle. L'aspect enquête, par exemple, il suffit de changer de vue (un peu à la manière de Splinter Cell) et de suivre des ronds de fumée de cigarette. Moi ça me donne pas l'impression d'enquêter, personnellement...
Le Bobo Gaming peut se définir par une phrase que j'aie lu dans un article d'Upselo :"J'appuie je gagne". C'est Batman qui virevolte dans tous les sens durant les castagnes alors que nous on appuie sur un seul bouton. Pas un bouton pour les coups de pied, un autre pour les coups de poing, et un dernier pour des coups de pied sautés. Non, un bouton. C'est Ezio qui, grâce à une seule pression, saute d'un toit, fait trois saltos, et tue cinq gardes.

Mais ne confondons pas tout. Parfois la simplification des actions à du bon. Dans Assassin's Creed, se déplacer de toit en toit en restant appuyé sur une seule touche est tout à fait approprié. Pouvoir déjouer dix adversaires juste en appuyant continuellement sur "contre-attaque", ça l'est déjà moins, et c'est là qu'on touche au coeur du problème. Le Bobo Gaming se donne pour objectif de nous faire croire qu'on participe activement à une histoire, quand en réalité on ne fait presque rien. C'est, par exemple, lorsque dans l'intro d'Uncharted 2, notre héros est suspendu à un wagon lui-même suspendu à une falaise. Époustouflant, vertigineux ; malheureusement, il suffira de tapoter sur X pour se sortir d'une situation visuellement inextricable.

On en a parfois seulement des morceaux. C'est le cas d'Uncharted, où les séquences de plateformes sont d'une platitude rare, mais où le challenge revient dès qu'on se retrouve dans des gunfights. Le Bobo Gaming peut aussi faire irruption dans les cinématiques à base de QTE qui ne demandent aucun réflexe, ou assez peu. C'est ce qui arrive dans God of War 3 notamment. Parfois c'est le jeu au complet qui n'a pratiquement aucun intérêt sur le plan ludique. On nous dit alors :"Ce jeu est à faire pour son scénario". Seulement, à mon humble avis, l'intérêt d'un scénario dans un jeu vidéo, c'est plus d'y participer que de le suivre. Idéalement, le scénario donne corps au gameplay, mais en retour le gameplay donne corps à l'histoire.

Le bouc émissaire

Aujourd'hui nous montrons du doigt le casual gaming, affreux responsable de la déchéance du jeu vidéo. Pourtant, les grosses productions à plusieurs millions de dollars s'adressent toujours aux gamers de la PS3 et de la Xbox 360. Les Gears of War, les Killzone, Uncharted, Motorstorm, Halo, tout en cédant un peu parfois à la mouvance Kinect et Move, ne s'adressent ni aux casuals, ni au grand public. Est-ce le casual le vrai responsable ?

Selon moi, ce qui ronge hypocritement et insidieusement le jeu vidéo de l'intérieur, le jeu vidéo pour gamers, c'est le Bobo Gaming. Il se présente sous la forme la plus aboutie du jeu vidéo, sous couvert de nous offrir du sens et des émotions. Il prône l'accessibilité, et nous offre l'appauvrissement du gameplay. Il a tendance aussi à regarder de haut les jeux au gameplay qui tache, car il croit innover, et même pourquoi pas, faire de l'art. Seulement, un bon scénario, une histoire bien racontée, ce n'est pas que des histoires profondes ou tristes, elles peuvent être aussi légères. humoristiques, et cacher leur intelligence là où d'autres titres ne font qu'étaler leur prétention.

Au fond le Bobo Gaming est une négation du jeu vidéo. C'est un peu l'équivalent, au cinéma, de ces films qui favorisent à fond la mise en scène et la réalisation tout en oubliant de raconter une histoire. Le Bobo Gaming, lui, il nous la raconte, son histoire, mais il nous laisse sur la touche. Notre participation est accessoire, on tient la chandelle.

J'avais lu un jour dans un commentaire sur Amazon une phrase qui peut résumer le Bobo Gaming :"Je qualifierais de prétentieuse toute création qui s'attache moins à ce qu'elle raconte qu'à ce qu'on va dire d'elle".