N.B. : une vidéo de l'installation en marche est disponible ici.

Pendant la Games Convention 2008, l'artiste Douglas Edric Stanley exposait une oeuvre interactive détournant le célèbre Space Invaders : les joueurs tentaient d'y éviter, en coupant des faisceaux lumineux avec les bras pour déclencher des tirs, la destruction d'une réplique pixélisée des Twin Towers du World Trade Center. Cette modification du jeu de Taito, projetée sur un écran géant, ne permettait pas de victoire : la chute des tours y était inéluctable, malgré les efforts consentis par les joueurs. Un communiqué de presse des organisateurs de la Games Convention, au sujet de l'installation, explique ainsi que "comme dans l'original, le challenge se révèle au final voué à l'échec, formulant une critique claire de la stratégie guerrière actuelle".

Accompagnée d'autres éléments participant à ce message politique, l'oeuvre s'est vue retirée 48h plus tard, par l'artiste lui même, à la suite de la controverse qu'elle n'a pas manqué de provoquer dans les médias américains. Ceux-ci, vite interpellés par la réaction initiale, fulgurante et négative de Kotaku.com, qui écrivait : "à classer dans les 'trop tôt'", et concluait : "honnêtement, nous ne sommes pas bien sûrs de ce dont il s'agit", se sont emparés de l'affaire avec le zèle diabolisant qu'on leur connaît. Le New York Daily News sollicite l'avis des familles des victimes, omettant visiblement d'expliquer pleinement ce dont il s'agit : naturellement, elles prennent cela pour un outrage, pensant qu'il s'agit d'une promo de jeu de mauvais goût, ou d'une célébration douteuse de l'événement. Fox News (étrangement plus mesuré) reprend le sujet, de même que le flux UPI qui s'en fait bêtement l'écho, alors que l'AFP se contente de mentionner l'oeuvre comme une simple célébration de l'anniversaire de Space Invaders. Tandis que la polémique enfle et les commentaires indignés commencent à s'amonceler, Kotaku revient plus sérieusement sur l'installation, et après y avoir joué, parle d'un "efficace travail artistique", et "d'une réussite impressionnante en ce qu'il délivre un message complexe via des moyens simples". Malheureusement trop tard. Taito, obnubilé par sa propre image plutôt que celle de son média, se fend d'un communiqué expliquant qu'ils envisagent toutes les possibilités, y compris un recours légal, contre l'artiste et les organisateurs, pour bien signifier qu'ils n'ont rien à voir dans l'affaire. De son côté, Douglas Edric Stanley postera un message expliquant sa décision :

"Après trois jours d'une descente en spirale des discussions publiques concernant l'oeuvre, je viens juste de donner mon accord aux organisateurs de la Games Convention de Leipzig pour simplement éteindre l'installation 'Invaders!' Bien que je réalise le dangereux précédent qu'est de permettre au plus petit dénominateur commun de dicter ce qui est ou n'est pas une forme d'expression valide, malheureusement le ton actuel [des débats] parasite complètement les buts initiaux de l'oeuvre", explique Douglas. "Bien que j'assume une totale responsabilité pour l'ambiguïté inconfortable de certains aspects de ce travail, il n'a jamais été créé dans le seul but de provoquer la controverse juste pour la controverse, et malheureusement, c'est ce que l'oeuvre est à présent devenue. La réponse américaine à ce travail fut, franchement, immature, et a manqué de la sophistication et de la considération que d'autres parties du monde lui ont montré jusqu'à présent. Contrairement à de précédents rapports, je suis un Américain, et je suis attristé que nous restions, en tant que peuple, si profondément incapables de digérer cet événement autrement que par d'obscurs, mais tacitement compris, critères purement anesthésiés de représentation artistique. A cause de ces malentendus profonds, je pense simplement que d'un point de vue artistique, l'oeuvre a perdu sa capacité à avoir un quelconque impact de valeur, poétique ou autre. Je n'ai pas subit de pression de la part du Leipziger Messe, ni du Computerspiele Museum, pour cette décision - au contraire, ils ont offert leur soutien à défendre le droit des artistes à parler librement, et quel que soit le contexte qu'il choisissent", poursuit le post. C'est bien évidemment la presse de jeu elle-même qui est à l'origine de la controverse, en se montrant ignorante dans sa manière de traiter initialement de l'installation (qui a ensuite été remplacée par les mots de son auteur).

Au delà de la valeur intrinsèque du travail en question, l'affaire soulève donc quelques questions de poids...

D'abord, comme le déclare l'artiste lui-même, on peut s'interroger sur l'incapacité relative des médias spécialistes, les premiers à défendre la cause du jeu vidéo en tant que partie respectable du tissu culturel moderne, voire en tant qu'art, à ôter ses oeillères pour en apprécier les (trop rares) tentatives dès qu'elles se présentent. Douglas écrit : "on constate clairement une tendance à faire montre d'une vision très étriquée du jeu vidéo et de sa portée culturelle et, oui, ça concerne également les joueurs eux-mêmes". Difficile de ne pas lui donner raison, toutes considérations sur la valeur de son travail mises à part, une fois encore (il s'interroge d'ailleurs lui-même sur la part éventuelle de faute à attribuer à son travail). Il suffit simplement de lire certains des commentaires ultra violents de joueurs et lecteurs de Kotaku ou d'autres sites, américains pour la plupart. Sur le site de l'artiste lui-même, des internautes américains le prennent pour un français, et l'insultent carrément. Il aurait même reçu des menaces de mort.

Ensuite, comme l'écrivent nos confrères d'Overgame : "comme dans le cas de Super Columbine Massacre RPG!, lequel abordait sans détour la fusillade du lycée de Columbine en 1999, l'affaire pose (...) une nouvelle fois la question de la légitimité du jeu vidéo en tant que forme d'expression et de sa capacité à aborder des sujets sensibles sans provoquer une levée immédiate de boucliers". Et en corollaire : comment procéder, dès lors que c'est précisément, comme je ne suis pas loin de le croire, en abordant ce genre de sujets sensibles et en se montrant ainsi capable d'être l'écho de notre époque pour servir un propos, qu'il se légitimera ? Puisque c'est également en faisant cela qu'il se fait maltraiter ? Faut-il s'entêter à risquer la provocation, le dénis, le mépris et j'en passe, jusqu'à ce que les "levées de boucliers" disparaissent ? Les joueurs y sont-ils simplement prêts ? Et n'est-ce pas finalement une réaction toute naturelle lorsqu'on n'existe pas, que de jouer trop la provocation pour obtenir l'attention qu'on estime mériter ? Auquel cas, ne serait-ce pas là un vilain travers ?

Enfin, plus simplement peut-être, au lieu de se demander si un jeu est une oeuvre, ne devrions nous pas plutôt nous demander si, dans le cas présent en tout cas, l'oeuvre est un jeu ?