Un petit-déjeuner. C'est tout ce qu'aura tenu ma première taule. Pas assez de bacon, trop de détenus, deux d'entre eux qui décident de disputer leurs oeufs brouillés à coup de surin... vous imaginez la suite. Pas nécessairement, notez. Peut-être que comme-moi vous avez su frauder la dame pipi toutes ces années sans jamais finir en zonzon. Bande de dangereux sociopathes.

Maintenant qu'Introversion Software a pensé à vous, qu'est-ce qui vous retient, au juste? Question dépaysement, je vous garantis que c'est autre chose que le Vercors. Dites, vous n'aviez quand même pas l'intention d'aller tromper la grisaille ambiante dans d'autres contrées féériques et colorées, des fois ? Non, c'est pas votre genre : ça se voit tout de suite que j'ai affaire à des vrais, des durs, des tatoués. Zou, tout le monde au trou. Vous allez voir : la prison, c'est la grosse déconne. Surtout quand on est du bon côté des barreaux.

Arcelor-Mitard

D'entrée de jeu, Prison Architect annonce la couleur. Vue du dessus, terrain quadrillé, capital de départ à dépenser avec soin avant que la cloche ne sonne la grande rentrée : on est en présence d'un jeu de gestion pur porc. Le titre pose sur la table assez de répères pour mettre à l'aise camés à Dwarf Fortress et vieux briscards de l'époque Bullfrog (Theme Hospital, Theme Park) : autant dire que... Gautoz content.

La version d'essai mise à disposition s'ouvre sur un didacticiel plutôt bien amené : aux commandes d'un centre de détention de taille respectable, vous devez prendre les dispositions qui s'imposent pour recevoir un tout nouveau type de détenu : votre premier condamné à mort. Au glauque intrinsèque de la situation, Prison Architect oppose un look cartoon et coloré qui aide à poser une distance ô combien nécessaire : votre boulot n'est pas de discuter les lois mais d'encadrer la mise au ban des criminels et de veiller à leurs conditions de vie. Ou de mort, si la situation l'exige. On délimite donc une nouvelle zone pour y bâtir un espace réservé au condamné, avec cellule d'isolement et vue sur la vilaine chaise électrique. Sympa l'ambiance. L'évènement offre surtout un excellent prétexte pour apprendre les bases de la construction et de l'alimentation en énergie de vos nouvelles structures (les plombs qui sautent au moment de frire votre premier bagnard, avouez, ça fait pas sérieux).

Le Magicien d'Oz

J'ai personnellement opté pour un couloir de la mort tout confort, avec bibliothèque personnelle, parquet en chêne et larges fenêtres sur l'extérieur. Le jeu m'a laissé le choix, aussi j'ai préféré bien faire. Ce n'est qu'une fois mon pensionnaire installé que j'ai pu en apprendre un peu plus sur lui : un tueur de sang froid, maintenant titulaire d'une suite cinq étoiles grâce à mes bons soins. Par l'intermédiaire de petites saynettes en comic-strips, Prison Architect semble proposer des évènements scénarisés qui viendront titiller votre conscience en même temps qu'elles rythmeront vos parties. De l'aveu des développeurs, le projet à terme serait de fournir un système de jeu assez riche pour couvrir les différentes approches de la détention. Punir ou réhabiliter, tabasser ou éduquer, autant de choix qu'Introversion souhaite vous laisser faire sans vous juger pour autant.

En mode bac à sable, on creuse ses premières fondations avec un oeil constamment braqué sur la balance financière. Vu le prix du bloc de détention, on lui préfèrera d'abord une large cellule commune, flanquée d'une cantine bien agencée et d'une salle de douches spartiate. Allongez quelques biftons supplémentaires pour aménager une aile administrative réservée à votre staff (directeur, psychiatre, avocat) et vous voilà aux commandes de votre première taule. Et votre mur d'enceinte ? Ah ! Vous l'avez oublié, évidemment. Vos caisses sont vides et le premier convoi de détenus débarque dans deux heures ? Bonne chance pour leur faire avaler votre concept de communauté hippie, sale petit gauchiste. Un conseil : recommencez.

Ca swingue dans la cabane

Contrairement à ma première maison d'arrêt, la seconde aura duré quelques tours d'horloge de plus. Il m'a fallu comprendre qu'un taulard fonctionne exactement comme ce vieux Cafeine, le casier judiciaire de six pieds de long en plus : s'il mange à sa faim, pionce ses 8 heures et se douche à l'eau chaude, il existe une faible probabilité pour qu'il ne foute pas le feu à son matelas à la moindre contrariété. Une fois ces pré-requis atteints, vos détenus trouveront un réconfort certain à pouvoir sortir aux heures de promenade sans craindre pour leur vie. De l'importance d'organiser intelligemment les tours de ronde de vos matons, donc. Viendront ensuite les épineuses questions du manque familial, du besoin d'accomplissement personnel, etc. En définitive, c'est cette bonne vieille pyramide des besoins qui vous reviendra en pleine poire, avec les compliments de tonton Maslow. Car si les besoins premiers de vos pensionnaires ne sont pas satisfaits, leur malaise fera rapidement le vôtre : ces bestiaux-là auront tôt fait de tout saccager ou d'improviser un fight club géant dans les douches. Une issue qui s'est avérée inévitable à chacune de mes nombreuses tentatives, à plus ou moins long terme : à ce stade de développement du titre, subvenir au bien-être minimum de tout ce beau monde, c'est déjà chaud patate comme on dit par chez moi.

Prison Brêle

Il faut dire qu'Introversion jouait la transparence absolue dans son trailer d'ouverture au financement : les fondations de Prison Architect sont solides, les premières cloisons sont en place, mais à l'intérieur c'est encore un peu le Burundi. Certaines routines de vie n'étant pas encore implémentées, on assiste régulièrement à de grands bras d'honneurs à la logique de la part de l'IA. Par exemple, la destruction d'un billard par une dizaine de détenus, mécontents de n'avoir accès à aucune structure d'amusement. Comme un billard, par exemple. Puis il y a ceux qui plantent un cuisinier parce qu'ils ont faim, ceux qui filent piquer un roupillon en tenue d'Adam dans le bureau du directeur ou celui qui finit au trou pour possession d'une fourchette à la cantine. D'amusantes pétoles qu'on se gardera bien de reprocher à un jeu en alpha, eh, on n'est pas comme ça. Après tout, même les développeurs s'en amusent, puisqu'ils postent les plus hilarantes de leurs trouvailles d'abérrations ingame sur Twitter. Bien joué.

Un coup de mollette suffit pour prendre du recul sur sa prison et se laisser hypnotiser par la quantité colossale de mécaniques et de routines qui tournent là-derrière. Depuis Dungeon Keeper, j'ai toujours éprouvé une curieuse fascination pour ces fourmilières rythmées comme de petits métronomes dont j'étais à la fois maître et esclave. Allez-y, traitez moi de macro voyeuriste : j'en prends allègrement mon parti et j'ajouterai que je ne suis pas tout seul. Si vous êtes de ceux-là, Prison Architect mérite d'ores et déjà vos 30 sous. Pour les plus sains d'esprit, attendez peut-être encore un peu : au vu du carton financier (270.000 $ en deux semaines) on peut espérer une version bêta à la pleine hauteur des ambitions d'Introversion Software. Si Prison Architect réussit à organiser la cohabitation délicate entre bac à sable, incursions scénaristiques et questionnement idéologique, c'est votre sommeil qui pourrait bien prendre perpète.