Jusant est arrivé dans une période de sorties plutôt chargée. Entre Baldur’s Gate 3, Super Mario Bros Wonder ou Alan Wake 2, ce n’est pas forcément facile de s’imposer et de piquer la curiosité du plus grand nombre. Pourtant, c’est ce que la nouvelle création de Don’t Nod est parvenue à faire, et c’est déjà l’un des incontournables de 2023. On a eu l’occasion de discuter de cette aventure avec Edouard Caplain et Sofiane Saheb, respectivement Directeur Artistique et Lead Designer sur le jeu au sujet de la création de Jusant.

Jusant, un jeu bien différent pour Don't Nod

Don’t Nod est surtout connu pour avoir fait la série de jeux narrative Life is Strange. D’une manière générale, la firme est un peu la spécialiste en la matière, en particulier au niveau des dialogues avec choix. Pourtant, Jusant s’éloigne grandement de ce modèle auquel le studio nous a habitués. C’est narratif, certes, mais d’une façon bien différente. Pourquoi avoir fait un jeu qui dénote autant au sein du paysage Don’t Nod, et quelles étaient les motivations derrière ce choix ? Visiblement, il y avait un besoin de s’éloigner des sentiers battus.

On est une équipe sortie de Life is Strange 2, pour certains d’entre nous, c’était une aventure qui avait duré plus de sept ans. On n’avait pas forcément envie de recommencer à faire un jeu du même type aussi tôt. On était plutôt porté sur le fait de faire un jeu avec une boucle de gameplay plus forte. 

On a gardé l’ADN de Don’t Nod sur la partie narrative, comme avec le traitement de l’environnement. Mais on a arrêté les dialogues, ce qui était le challenge créatif le plus fort. C’était vraiment rafraîchissant, et ça pousse les animateurs à penser l’histoire autrement.

Edouard Caplain

Dans Jusant, on escalade une tour dans le but d’atteindre son sommet. Mais pourquoi ? On ne sait pas, mais c’est ce qu’on essaye de découvrir tout au long de l’ascension. L’édifice est découpé en plusieurs strates, et chacune d’entre elles apporte une nouvelle mécanique de gameplay dans la balance. On est donc en droit de se demander comment elle a été réfléchie, et s’il y avait une volonté de donner un minimum de défi au joueur. En fait, le gameplay et la narration sont intimement liés, encore plus dans un jeu où il n’y a aucun dialogue.

On a pensé la tour comme un élément mystérieux : est-ce qu’elle est créée par l’homme ? Est-ce qu’elle est naturelle ? Ensuite, c’est le gameplay qui vient donner un vent d’air frais à l’expérience. On s’est donc aussi basé sur le gameplay pour faire l’environnement dans lequel le joueur va évoluer. Par exemple, quand il y a le soleil qui impacte l’endurance, on part sur un environnement très lumineux. Pour l’intérieur de la tour c’était plus une envie narrative. Tout est très attaché au gameplay et à la narration, car c’était un des seuls moyens de véhiculer l’histoire. - Edouard Caplain

D’une manière générale, chaque strate sert à raconter quelque chose sur la tour. Il fallait en même temps donner un certain challenge à travers le level design, tout en faisant en sorte de ne pas toucher à la pierre angulaire de Jusant. Finalement, chaque strate devait apporter sa petite nouveauté. - Sofiane Saheb

Jusant

Une aventure qui appelle à l'exploration, mais pas que

Puisqu’il n’y a pas la moindre ligne de dialogue dans Jusant, il faut raconter l’histoire autrement. Les notes disséminées çà et là sont le moyen le plus direct de le faire, mais ce n’est pas tout. Don’t Nod raconte aussi le passé de la tour à travers l’environnement. C’est ce qu’on appelle la narration environnementale. Cette dernière demande une certaine confiance envers le joueur, car c’est lui qui va devoir faire le travail de détective et c’est une entreprise qui peut s’avérer risquée.

D’ailleurs, c’est une aventure qui peut se plier assez rapidement si on ne s’adonne pas à l’exploration ou la contemplation de l’univers du jeu. Jusant pousse le joueur à prendre son temps, à méditer sur ce qu’il voit et entend, mais ce n’est en aucun cas obligatoire. Cela dit, on peut quand même y trouver son compte.

Le gameplay supporte le style de jeu. On peut mettre 10 minutes à faire 10 mètres ou quelques secondes. On doit s’approprier le gameplay, mais on peut aussi faire comme on a envie. Certains vont profiter du caractère méditatif de l’expérience, tandis que d’autres vont tracer la route jusqu’au sommet en peu de temps. Il y a quand même ce côté où on doit se surpasser, et qui fait du bien lorsqu’on arrive au terme d’une longue session d’escalade. - Sofiane Saheb

Si on est curieux, on comprendra pourquoi les gens sont partis de la tour, l’histoire se laissera appréhender facilement. Cela dépendra des joueurs, car certains souhaitent tout comprendre. D’autres auront juste envie de monter, sans lire quoi que ce soit, et ils auront quand même une bonne expérience une fois arrivé en haut. - Edouard Caplain

Au sujet des fameuses séquences d’escalade, Don’t Nod a pris son travail très au sérieux. En effet, il n’a pas hésité à se renseigner sur le domaine avant de mettre sur pied ce projet ambitieux et les équipes n’hésitent pas à donner leurs références.

Il y a par exemple le documentaire Free Solo. On a regardé des clips d’escaladeurs, comment ils étaient équipés, comment ils grimpaient. On a pris note de ce type d’escalade dit « tactile » et de l’équipement utilisé. Ce n’est pas forcément réaliste dans Jusant, mais on ne voulait pas que l’ascension se fasse par magie. On voulait être dans la simulation, sans pour autant proposer un système crispant et trop classique. On a dû trouver un juste milieu.

Edouard Caplain

Jusant

Une ascension sans prise de tête, un choix volontaire

Jusant reste un jeu léger, et qui ne prend pas la tête. Ce concept a été poussé encore plus loin que dans d’autres jeux, car il n’y a pas la menace de la mort. Pour certaines personnes, ça peut être un défaut, puisque ce n'est pas évident de proposer un tel parti pris. Comment offrir du challenge, ou le sentiment de se dépasser, dans une telle expérience ? En fait, il n’y a pas besoin d’un gros « Game Over » à l’écran pour faire passer le message.

Visuellement, on voulait que le jeu soit tranquille, positif, et ça va à l’encontre du concept de la mort. L’ambiance générale du jeu tranche d’ailleurs avec le postulat de départ, puisque c’est une tour désertée par ses habitants qui ont perdu espoir d’un jour revoir de l’eau. - Edouard Caplain

C’est un challenge en design de faire un jeu qui fait disparaître la menace de la mort. Il n’y a pas une absence d'échec, mais un écran qui vient te dire « tu as perdu » n’était pas nécessaire pour le faire comprendre. C’est au joueur d’internaliser le fait qu’il peut échouer en retombant au premier piton qu’il a accroché. - Sofiane Saheb

Et maintenant, à quoi peut-on s’attendre pour la suite ? Pour le moment, les développeurs vont surtout se reposer. Jusant vient tout juste de sortir, et il ne tient qu’à vous d’aller profiter de la belle ascension proposée par Don’t Nod.

C’est un peu tôt pour l’instant, il faudrait qu’on se repose en partie. Le jeu est sorti, et on travaille encore dessus. Des patchs vont arriver, et on s’estime encore heureux d’être reparti de zéro il y a trois ans pour créer un nouveau jeu. La direction nous a fait confiance, et c’est une vraie chance pour nous.

Edouard Caplain

Jusant est sorti le 31 octobre dernier sur PC, PS5 et Xbox Series X|S. Il est également disponible sur le Game Pass.

interview dont nod