Dans un contexte global, tout semble se passer à merveille pour la Nintendo Switch. L'annonce de Nintendo Labo en ce début d'année 2018 a marqué à juste titre les esprits, montrant à quel point le japonais continue de pousser des idées surprenantes et en phase avec les particularités de sa console, face à une concurrence qui ne s'éloigne pas d'un iota du coeur de marché traditionnel. Cette année, sont attendus d'autres licences à succès de son catalogue, à commencer par Yoshi et Kirby Star Allies, même si elles n'auront probablement pas la superbe d'un Zelda et d'un Mario.

A l'inverse, les gros titres Nintendo sont connus pour se vendre dans la longueur - ce qui sous-entend un soutien continu de la plate-forme sur laquelle ils tournent. En d'autres termes, parmi les plus réservés des acheteurs, qui n'ont pas encore pu ou voulu franchir le pas de l'achat, il ne fait aucun doute que certains continuent de lorgner sur les deux bombes susnommées avec envie. La question de ce point de vue reste de savoir combien de nouvelles consoles vendues cela représenterait.

Pour autant, auprès du public auquel j'appartiens, il faudra probablement attendre 2019 pour le nouveau Metroid Prime 4 et le successeur de Pokémon (quoique ce dernier pourrait nous surprendre), peut-être les deux meilleurs candidats pour fournir une profondeur et une consistence de jeu équivalentes à ce que les premiers mois de jeu sur Switch ont su nous offrir. Et sorti de Nintendo ? C'est là, une fois encore, comme tant d'autres consoles de BigN avant elle, que le bât pourrait blesser.

La malédiction Nintendo

Les problèmes historiques de la firme de Kyoto à s'adjoindre le soutien d'éditeurs tiers semblent toujours fermement ancrés dans le présent.

Pour l'instant, les jeux Nintendo représentent 62% des ventes de titres sur Switch. Pour les éditeurs tiers, le spectre des productions Nintendo est réel : il s'agit d'un épouvantail phagocytant l'attention des consommateurs comme leur portefeuille. Le gros des autres sorties se résume ainsi, pour l'instant en tout cas, à des portages, quelques titres indie, la republication de vieux jeux façon Virtual Console et, égarés ça et là, quelques initiatives exclusives comme un Mario + The Lapins Crétins Kingdom Battle de l'historique partenaire Ubisoft, ou un Bayonetta 3 en développement. Mais les limitations hardware de la Switch par rapport aux autres consoles actuelles du marché, comme avec les précédentes machines de Nintendo, représentent un autre frein aux yeux des éditeurs et développeurs traditionnels.

De même, toujours comme par le passé, on a droit à des discours d'intention optimistes sur le soutien des éditeurs tiers, qu'ils proviennent de Nintendo ou de ces mêmes éditeurs. Pour autant, si l'on reste réaliste, tant que la Switch ne disposera pas d'un parc installé massivement plus vaste, développer spécifiquement pour ce support quand on est un développeur tiers AAA, n'a que peu d'intérêt d'un point de vue business (à moins d'un partenariat avec Nintendo, comme l'a fait Ubisoft). Il y a très certainement une fenêtre à exploiter, en revanche, pour les développeurs plus modestes, lesquels pourraient toujours nous surprendre avec des productions dédiées de qualité. On peut notamment s'attendre à ce que la Switch permette aux développeurs ayant connu une lune de miel avec la (3)DS de continuer leur chemin plus sereinement sans avoir à sauter dans le grand bain du développement AAA.

Mais j'ai beau retourner le problème dans tous les sens, une fois de plus, du point de vue des gros joueurs possédant une console actuelle (PS4 ou Xbox One) ou un PC, la Switch semble encore et toujours vouée à un rôle de machine d'appoint, qu'on ressort pour profiter (certes avec ravissement) du catalogue Nintendo.

Une spécificité à double tranchant

Si Nintendo continue à soutenir sa machine avec des titres du calibre de ceux sortis jusqu'à présent, cependant, il n'y a pas lieu de penser que le succès rencontré par la Switch s'interrompe, ni même freine. Et je peux bien entendu me tromper en dressant un portrait conservateur du rôle de cette machine dans notre loisir, car bien entendu, d'autres facteurs ont continué d'évoluer pendant les générations précédentes, et notamment toute la durée de vie de la Wii U, une période pour laquelle on peut quasiment considérer que Nintendo était en réserve. Le coût du AAA continue de grimper, et les jeux solo narratifs perdent peu à peu la faveur des éditeurs traditionnels, par exemple. Quand vient l'heure de décider d'investissements sur une plate-forme du marché, il est possible que la Switch commence à faire beaucoup plus de sens si elle continue dans cette dynamique de croissance effrénée, comme un marché alternatif à part entière sur lequel trouver de potentiels profits certes moins importants prospectivement qu'en sortant multisupports, mais aussi moins risqués. Mais la Wii avait connu une croissance toute aussi fulgurante ; ça ne lui a pas offert pour autant un soutien renouvelé et décent des gros éditeurs tiers, mais plutôt une ribambelle de titres de seconde zone sortis à la va vite pour faire quelques billets faciles de plus...

La place qu'occupe la Switch sur le marché reste spécifique et particulière, mais cependant moins limitative que celle de la Wii. Sa capacité à offrir du jeu de qualité à la fois dans le salon et en mobile continue de séduire, mais on peut aussi se poser la question de la pérennité de cette promesse. Quand la nouveauté aura disparu, cette place hybride continuera-t-elle d'être un argument décisif ?

Enfin, reste la politique éditoriale de Nintendo. Plus exactement à quel point la firme, éminemment traditionaliste dans la façon de mener ses affaires et de protéger ses propriétés intellectuelles, serait en mesure de s'ouvrir à de nouveaux développeurs sur un mode de partenariat dit "2nd party" (c'est-à-dire financer des développeurs qui lui sont indépendants financièrement, pour des titres de commande), capables de l'épauler dans la production de gros titres. Quelque chose qui s'est déjà vu chez BigN, mais au compte-gouttes... et si on peut rêver à la l'émergence d'un nouveau Rare (époque N64), aucun candidat ne semble se présenter. Du point de vue de Nintendo, en tout cas, il ne semble pas y avoir de volonté de risquer trop les poules aux oeufs d'or que sont leurs univers, en les confiant plus facilement et plus souvent à d'autres, et c'est, il faut le reconnaître, une des raisons pour lesquelles ses licences sont si régulièrement synonymes de qualité.

Au final, il est encore trop tôt, bien sûr, pour prédire la destinée de la Switch, et sa capacité à rester sur toutes les lèvres des core gamers pendant longtemps encore. Si je devais malgré tout parier dessus, j'avoue que je ne crois pas qu'elle sera la nouvelle Super Nintendo du constructeur, mais, au mieux, sa nouvelle Wii. Du point de vue de la firme qui lui a donné naissance, cependant, c'est très probablement bien plus intéressant que de reconquérir les core gamers que nous sommes.